Une marche à travers l'Europe
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
voilier
vélo de randonnée
randonnée/trek
/
Quand : 19/02/2023
Durée : 542 jours
Durée : 542 jours
Distance globale :
9092km
Dénivelées :
+211866m /
-208569m
Alti min/max : -1m/3013m
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions :
Pour me rendre au départ : bus Bordeaux > Tarifa.
Traversée d'Europe de Tarifa à Istanbul : 100% à pied !
Chemin retour d'Istanbul à la France : marche, voile, vélo, ferry et train.
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Vue d'ensemble
Le topo : Croatie : Knin > frontière bosnienne (montagnes Dinara) (mise à jour : 28 nov. 2023)
Distance section :
99.1km
Dénivelées section :
+2917m /
-1702m
Section Alti min/max : 219m/1650m
Description :
06/10/2023 > 10/10/2023
101 km ; D+ 3,4 km ; D- 2,2 km
101 km ; D+ 3,4 km ; D- 2,2 km
Le compte-rendu : Croatie : Knin > frontière bosnienne (montagnes Dinara) (mise à jour : 28 nov. 2023)
Trois jours d'arrêt à l'hôtel à Knin me confirment que ce n'est pas le type d'environnement le plus épanouissant pour moi. Surtout dans une ville où je ne connais personne, j'ai tendance à rester dans mon logement et à déstabiliser mon horloge biologique. Le repos est alors plus bénéfique pour les muscles que pour les neurones. Contrairement à dans une cabane, j'ai du mal à faire des choses qui me font du bien et le temps m'échappe. Ce n'est pas agréable mais ce n'est pas grave et contribue finalement à me connaître. Heureusement au moment de quitter la ville, je rencontre par hasard Viktor et Bernard qui m'invitent au restaurant et avec qui je partage un moment de rencontre, d'enthousiasme, de convivialité. Je ne serai pas passé ici comme un fantôme.
Je quitte la ville avec six jours de nourriture, mon maximum entre deux ravitaillements, bien qu'il soit toujours possible de faire plus si nécessaire. Je me dirige vers un nouveau massif : les montagnes Dinara, qui forment une frontière naturelle avec la Bosnie-Herzégovine. Pour m'y rendre, je longe la rivière Krčić puis traverse une zone de plaines, plutôt désertes mais à présent avec plus d'herbe, moins d'arbustes, quelques pâturages, et les montagnes qui s'élèvent derrière. Une fois dans ce massif, l'environnement est similaire mais avec du relief : ce sont d'immenses étendues nues, couvertes d'herbes, sans arbres, sans lacs, sans rivières. Le sol calcaire forme toujours ces cratères autrement impressionnants que dans les forêts du Velebit. C'est beau, grand, paisible, tout en apercevant parfois les villes en contrebas dans la vallée non loin. Je marche complètement seul sur des pistes dans ce qui m'apparaît être une immensité, qui m'offre néanmoins un paysage dynamique grâce à son relief. Je suis surpris qu'il n'y ait pas d'élevage, pas de bergerie. Les nuits sont de plus en plus fraîches, la pluie et le vent de plus en plus fréquents. Je dors deux nuits dans des refuges non gardées qui sont les seuls endroits où il est possible de trouver de l'eau grâce aux collecteurs de pluie. Serait-ce une raison de l'absence d'élevage ? Je me demande d'ailleurs souvent comment les animaux sauvages s'abreuvent dans ce type d'habitat.
Je croise une seule cabane habitée. Lors de mon passage à quelques centaines de mètres de celle-ci, la personne à l'intérieur tire à deux reprises un coup de fusil en l'air, qui brisent le calme de l'endroit de façon si déconcertante et violente, que j'en sursaute comme cela m'est rarement arrivé. Avec la peur et le racisme envers les migrants que j'ai entendu et dont j'ai même été directement témoin, je me demande forcément si cela a un rapport, si cela m'est adressé, ou n'a rien à voir. C'est un lieu de randonnée fréquenté par les croates tout de même. Je ne saurai jamais. Je ne suis pas tranquille tant que cette cabane est dans mon champ de vision. La veille dans la plaine, un 4x4 de police sorti de nulle part s'arrête pour contrôler mon passeport peu après que j'ai vu la seule personne de la journée. Plus tard je me demande si cette personne a appelé la police en me voyant de loin. C'est possible, mais pas du tout certain, je n'en sais rien. Si racisme il y a, je n'ai pas envie d'y répondre de la même façon. Le lendemain de nouveau, un 4x4 de police qui patrouille dans la montagne s'arrête pour contrôler mon passeport, et me disent d'un ton qui veut me prendre à partie une fois avoir vu mon identité française, qu'ils ont des problèmes avec les migrants. À nouveau ce sont les seules personnes que je vois de la journée.
Pour franchir la frontière et passer en Bosnie-Herzégovine, je fais en sorte de passer par une route et un poste-frontière car je quitte l'espace Schengen. Je passe ma dernière nuit en Croatie sous mon tarp, l'unique fois dans ce pays ! Après une nuit pluvieuse légèrement sous 0°C, je plie le tarp et me lance dans la marche sous une pluie qui ne s'arrêtera pas jusqu'au lendemain. Après un généreux verre de rakija offert à la volée par un croate dans sa cabane, je marche joyeux sous la pluie, heureux de me sentir dans cette marche et de me diriger vers un nouveau pays. À l'approche de la route qui marque la frontière, un nouveau policier croate vient à ma rencontre pour contrôler mon passeport. Je suis souriant mais lui pas du tout. Il me pose des questions mais ne parle pas anglais, et moi pas croate. Il garde mon passeport et m'oblige à le suivre, se retournant sans arrêt comme pour vérifier que je ne m'enfuis pas. Arrivés à la route, il rentre dans la voiture où l'attend son collège et je reste à l'extérieur. Son collègue qui parle brièvement anglais me pose des questions et nous nous repérons les mêmes choses. Je lui dis que je vais en Bosnie-Herzégovine et que je passe par ici pour me rendre au poste-frontière. Il me dit que je suis illégal et que j'aurais dû passer par le poste-frontière croate un kilomètre en amont pour quitter le pays. Bien que ce soit un policier-douanier, je suis sceptique, à ma connaissance ce n'est pas le cas. Il me dit aussi que je suis illégal jusqu'au poste bosnien situé un kilomètre après la frontière, comme si je pouvais m'y téléporter... De plus c'est faux, je pourrais aussi m'enregistrer dans un commissariat dans les 24h après mon entrée dans le pays. Les policiers remontent la vitre de la voiture et me laissent ainsi attendre sous la pluie une vingtaine de minutes, l'un me regardant pour vérifier que je ne m'enfuis pas, l'autre passant de multiples coups de téléphone et inspectant mon passeport dans tous les sens comme pour débusquer qu'il s'agit d'un faux, et moi pas inquiet car je suis dans mes droits mais saoulé car je ne sais pas combien de temps va durer cette mascarade. Enfin il baisse la vitre et me tend mon passeport en l'agitant comme on ferait languir un chien en lui donnant un biscuit, toujours d'un air méfiant et hésitant, puis se ravise et me fait signe de monter dans la voiture pour m'emmener au poste croate. Dans la voiture, cette homme en uniforme, flingue à la ceinture, conduisant trop vite, me lance : "Paris to much muslims too" avant de s'esclaffer de rire, si fier de sa blague.
Au poste-frontière où travaillent une dizaine de policiers, on m'emmène dans le petit bâtiment où sont les bureaux avant de m'y repousser de la main en voyant que mes chaussures boueuses pourraient salir l'endroit. J'attends à nouveau sous la pluie. Le "big-boss" arrive enfin, le seul à ne pas être en uniforme et à vraiment parler anglais. Je lui explique ce que je fais et lui montre même ma page facebook pour lui prouver. Je reste néanmoins toujours suspect. On fouille de fond en comble mon sac-à-dos où tout est méticuleusement rangé comme les outils d'un atelier. À chaque objet non identifié on me demande de quoi il s'agit, pensant avoir enfin trouver la drogue que je cacherais. Je fais remarquer que les voitures qui passent pendant ce temps, qui sont tout de même plus pratiques pour transporter de la drogue, ne se font pas fouiller elles. Pendant tout ce temps je me dis intérieurement "C'est bon vous l'avez vu mon passeport français, foutez-moi la paix !", comme si ce privilège qui relève de l'injustice et de la loterie m'était dû. Une fois s'être rendu à l'évidence que je ne suis ni un migrant illégal avec un faux passeport, ni un trafiquant de drogue habilement déguisé en randonneur, on me tend timidement mes affaires au fur et à mesure que je réorganise mon sac-à-dos, comme pour un exprimer indiciblement une petite gêne, un micro-pardon, mais pas trop quand même, c'est pas le genre de la maison. Pendant ce temps le big-boss me demande si je n'ai pas peur en faisant ce voyage. Je lui répond que non, que je n'ai peur de personne, sauf des personnes qui ont peur de moi. C'est vrai, ce sont les seules situations où en retour, mon imagination peut à moi aussi me faire peur, certainement de façon tout autant irrationnelle.
On me rend alors enfin mon passeport que je peux aller présenter à la personne en charge de le contrôler. Il le regarde simplement et me le rend. Après qu'on m'ait rabâché que cela était obligatoire, je lui demande de le tamponner. Il me répond d'un ton agacé que ce n'est pas la peine puisque je viens d'un pays membre de l'espace Schengen, c'est au poste bosnien que cela sera nécessaire. J'étais bien dans mes droits depuis le début, et n'avais pas à passer par ici. En voyant le big-boss repartir dans sa belle voiture de fonction, je lui demande "On ne me ramène pas là où on m'a pris ?", ce à quoi il me repond "Tu ne voyages pas à pieds ?" avant d'appuyer sur l'accélérateur. Allez salut, pauvres types.
Pendant les deux kilomètres jusqu'au poste-frontière bosnien, je me demande bien à quoi vais-je avoir droit là-bas. J'y arrive au bout d'une longue ligne droite où le suspens grandit. Je découvre un petit mobil-home entre les deux voies de la route, avec une seule personne à l'intérieur. Il ouvre la fenêtre, prend mon passeport et le tamponne sans interrompre son appel téléphonique en cours, puis me le rend en me disant "Bon voyage !" en français. Voilà, ça a pris dix secondes.
Il me reste encore une bonne section de marche sur la route puis en forêt pour atteindre une cabane où je passerai cette première nuit en Bosnie-Herzégovine. La pluie battante est continue, alors je ne m'arrête pas pour éviter de me refroidir. J'aurai ainsi marché 30 kilomètres d'une traite, entrecoupés par la péripétie policière. Je suis heureux d'arriver dans cet abri plus qu'apprécié par cette météo. Malgré mon équipement, je suis mouillé après une journée pareille. Après avoir coupé du bois, allumé le poêle, m'être lavé et étendu mes affaires à sécher, je mets la musique au maximum depuis mon téléphone et danse pour célébrer cette nouvelle étape. Le sommeil ne tarde ensuite pas à me gagner.