Une marche à travers l'Europe
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
vélo de randonnée
voilier
randonnée/trek
/
Quand : 19/02/2023
Durée : 542 jours
Durée : 542 jours
Distance globale :
9092km
Dénivelées :
+211866m /
-208569m
Alti min/max : -1m/3013m
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions :
Pour me rendre au départ : bus Bordeaux > Tarifa.
Traversée d'Europe de Tarifa à Istanbul : 100% à pied !
Chemin retour d'Istanbul à la France : marche, voile, vélo, ferry et train.
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Vue d'ensemble
Le topo : Corse : Porto-Vecchio > Ajaccio (mise à jour : 01 oct.)
Distance section :
108km
Dénivelées section :
+4644m /
-4006m
Section Alti min/max : 0m/2022m
Description :
03/07/2024 > 09/07/2024
106 km ; D+ 5000 m ; D- 4400 m
106 km ; D+ 5000 m ; D- 4400 m
Le compte-rendu : Corse : Porto-Vecchio > Ajaccio (mise à jour : 01 oct.)
Après trois semaines à traverser la méditerranée à bord d'un petit voilier, j'arrive en Corse à Porto-Vecchio. Voilà le plus grand pas entre ce que je peux appeler mon voyage et mon retour. Je ressens une certaine frénésie en sortant du ferry et en entrant dans la ville. Cela fait un an et plusieurs milliers de kilomètres à pieds que j'ai quitté la France en juillet 2023, pour m'élancer dans la traversée l'arc alpin en direction de l'Europe de l'est. Me voilà en France… De retour dans mon pays, et toujours en itinérance. Je marche dans Porto-Vecchio et écoute les gens autour de moi parler français. Bien sûr, je suis anonyme. J'ai pourtant la sensation de détenir un secret invisible, car personne ne se doute que je rentre du long périple dont je suis porteur. Mis à part le mois que j'ai passé en France au cours de cette traversée d'Europe, j'évolue depuis maintenant 16 mois dans différents pays, en changeant de langue et parfois d'alphabet lorsque je franchis les frontières. Je me suis accoutumé à m'adresser aux gens dans chacune des langues dont j'apprends les rudiments et auxquelles je me familiarise. Parfois, il m'arrive avec chance et enjouement de pouvoir poursuivre l'échange en anglais. Mais m'adresser à quelqu'un en français, cela fait bien longtemps que ce n'est évidemment plus concevable. Je parle en français uniquement dans ma tête et au téléphone. C'est ce qui me déstabilise le plus lors de ces premiers jours en Corse : m'adresser aux gens en français, avec l'impression d'être aussi stupide qu'impoli de vouloir imposer ma langue. Puis, évidemment, quoi de plus facile que de me réhabituer à ma langue maternelle.
Je dors le premier soir dans un camping avant de me diriger vers les montagnes dans lesquelles je traverserai le sud de la Corse jusqu'à Ajaccio. J'arrive dans mon pays entre les deux tours des élections législatives anticipées, dans une atmosphère de vacances estivales. Sur le bateau, j'ai appris, effaré, la nouvelle. J'ai suivi de loin le traitement médiatique, l'accélération de la banalisation de l'extrême droite, tout comme la diabolisation de la gauche. Mon attention et mes pensées alternaient sans cesse entre la prise de conscience de la gravité de ce qu'il se passe et de ce qu'il s'annonce, observant et ressassant, impuissant, la dérive autoritaire et médiatique qui se déploie dans mon pays ; et le moment présent sur la bateau, un présent pragmatique, indifférent et épargné de ce qu'il se trame à terre, tel un mirage pourtant concret et réel. D'une part l'oubli d'une réalité politique dont je reste proche par les pensées et l'indignation, plongé dans la vie quotidienne du bateau et mon aventure aujourd'hui au centre de ma vie ; et d'autre part le vertige de vivre une bascule historique que je peine à réaliser tant on ne peut être prêt et accepter. Au camping lors de ce premier soir en Corse, j'entends quelqu'un prendre tous résidents à partie, criant "On est en Afrique jusqu'au 7 juillet !", suivi d'un rire collectif approbateur. Je suis choqué, ce moment me poursuit jusque dans mon sommeil et le lendemain. Je ressasse ce que cela signifie à mes yeux, le déliement d'une parole ouvertement raciste. Cela peut aller très loin. Au cours de ma longue marche en Europe, j'ai entendu partout tant de discours nationalistes et racistes, dont la cible commune change ou s'inverse à chaque passage de frontière. Parfois dès les premières instants d'une rencontre, on tente de me prendre à partie et de me convaincre, cherchant une approbation avec le soi-disant problème partagé d'une dangereuse invasion migratoire. Je pense souvent à la Serbie, où ce phénomène était particulièrement omniprésent, où je voyais, dans les cafés et chez les gens, les deux chaines de télé pro-gouvernementales propager de manière très violente leur discours de peur et de haine. Avec toute l’affection et l’attachement que j’ai pour la Serbie et tous les autres pays que j'ai traversés, je ne veux pas que l'espace politique et médiatique de mon pays, déjà mal en point, devienne comme en Serbie, en Hongrie, en Italie, en Slovaquie, et comme ailleurs en Europe et dans le monde. Il est déroutant d'assister à un potentiel basculement historique, et aujourd'hui je veux crier ma peur et ma colère. Le 7 juillet au soir, je capterai un peu de réseau pour regarder avec crainte les résultats de l'élection. La surprise de voir le pire attendu finalement évité, et par cette occasion de sentir un soupçon d'espoir naître, me procurent un enthousiasme auquel je ne m'attendais pas, et remettent à sa place mon pessimisme. En écrivant ces lignes deux mois et demi plus tard, le désarroi, la colère et l'indignation sont revenues plus fortes encore.
Je quitte ce camping et prends la route pour me diriger vers les montagnes corses, avec une première section plate sur le goudron. Je suis resté plus de trois semaines à bord du Vasco, ce petit voilier de 7m de long. Après avoir marché durant 16 mois, mes jambes pouvaient au maximum marcher trois pas à bord. Le manque d'activité physique ne s'est pourtant pas fait ressentir tant la fatigue prenait le dessus. Je ressens d'ailleurs pendant cette semaine en Corse un manque de sommeil chronique que je traine depuis cette période de navigation. Ce que je ressens surtout, c'est que ma forme physique et ma force mentale ont diminué. Mes muscles ont dû fondre, je sens mes jambes moins puissantes. Voilà qui est troublant. En marchant ces premiers kilomètres sur du plat, je sens comme une légère perte d'équilibre, une imprécision dans ma manière poser mes pieds et mes bâtons. Je titube un peu, ce qui est vraisemblablement un très léger mal de terre. Surtout, je me sens de plus en plus sensible à la chaleur. Comme c'est souvent le cas depuis que j'ai repris la route après Istanbul, je marche des journées entières par des températures supérieures à 30°C, avec une ombre rare qui se fait désirer. Faute d'avoir souvent accès à de l'eau pour me mouiller le T-shirt et me refroidir efficacement, je suis souvent obligé de simplement m'arrêter, le corps en surchauffe, et d'attendre de refroidir un peu avant de pouvoir repartir. En clair, je me sens vieux, mais j'avance.
La Corse est évidemment connue pour son sentier balisé qui traverse l'île du nord au sud : le GR20. Lorsque je dis que j'aime marcher, on me demande d'ailleurs souvent si j'ai fait le GR20 et le chemin de Compostelle. Comme à mon habitude, je dessine un itinéraire selon mon inspiration et les contraintes géographiques, indépendamment de l'existence des sentiers parcourus et balisés. Il m'est tentant de traverser du sud au nord la Corse où je ne suis allé auparavant, mais il est compliqué de tracer un itinéraire qui évite ce GR20 où le bivouac est interdit en dehors des refuges, et où la fréquentation est sans doutes trop importante à mon goût. Comme j'ai déjà des impératifs "sur le continent" comme on dit ici, où je retrouverai des ami⸱es, je me contente d'une semaine de marche jusqu'à Ajaccio. A partir du premier soir et pour une journée supplémentaire, je me retrouve sur ce fameux GR20. En fin de d'après-midi, je rencontre une personne partie marcher deux jours et qui ne souhaite pas non plus payer le droit de bivouaquer. Nous nous dirigeons vers un refuge tout en nous disant que nous irons certainement bivouaquer ailleurs s'il faut payer. La gardienne nous informe qu'il faut réserver et payer 9€ pour planter son abri autour du refuge. Nous nous apprêtons à repartir, mais lorsqu'elle apprend que nous ne marchons pas le GR20 et puisqu'il est déjà tard, elle nous laisse nous installer sans payer et nous offre même une bière. S'en suivra une très belle soirée à échanger avec mon ami du jour, la gardienne, et deux autres personnes qui finissent leur GR20. Même si je préfère bivouaquer dans de beaux spots sans m'agglutiner inutilement avec d'autres, j'ai en tant que marcheur solitaire une priorité à la rencontre humaine. Et bien que je trouve étonnant de venir de toute la France et l'Europe pour marcher aussi nombreux sur un itinéraire difficile si l'on n'a pas l'habitude et qu'on est contraint par le temps, je dois reconnaître que j'ai pu être médisant sur le GR20, dont j'apprécie un point par rapport à tous les autres lieux touristiques et fréquentés que j'ai croisés au cours de mon voyage : les gens se parlent, ce qui donne au moins un sens au fait de se grouper ainsi. Au cours de cette soirée et de la journée suivante où je marche à contre-sens sur le GR20, j'apprécie les échanges avec les personnes rencontrées en chemin. Je me réjouis de pouvoir dialoguer en français et de rencontrer ces personnes dans ce contexte. Car c'est un point qui a souvent été difficile et un aspect important de la solitude : la plupart du temps, les personnes ne réalisent ni ne comprennent ce que j'ai entrepris et suis en train de vivre. Expliquer quelque chose d'apparence simple bien qu'inhabituel s'est la plupart du temps avéré difficile voire impossible. Néanmoins, j'ai développé l'habitude et même la volonté de dire mon projet, car cela peut susciter une panoplie de réactions et d'émotions, et en ce sens je viens apporter quelque chose et peux même me sentir utile. Comme jamais cela ne m'est arrivé, bien que l'écart entre parcourir le GR20 et traverser l'Europe puisse être vertigineux, ce noyau commun de la marche permet la compréhension, l'étonnement, la fascination, des questions, un intérêt et des émotions. Je vis donc avec beaucoup de plaisir et d'enthousiasme des rencontres et des échanges d'une richesse mutuelle. Ces premiers échos donnent aussi une substance à ma marche qui ne vit plus qu'en moi, ce qui m'apporte par la même occasion une part de reconnaissance que je reconnais parfois désirer.
Le soir de cette joyeuse journée de marche sur le GR20, je décide de pousser un peu l'étape du jour pour aller à un autre refuge, dans la perspective de rencontrer mes semblables. Seulement, je me refuse à payer le droit de m'allonger par terre sous mon tarp dans un espace naturel qui n'appartient à personne, ce que je fais en tout lieu depuis presque un an et demi. J'arrive tard et tente d'expliquer à la gardienne que je n'ai pas réservé de bivouac, que ce n'est pas dans mon habitude de payer pour cela, et lui demande l'autorisation vu l'heure tardive et que je n'ai pas de tente mais dors sous une simple bâche. Sans cacher son dédain, elle refuse et me fait comprendre avec des mots acerbes et d'un ton agressif que je suis le dernier des imbéciles et des radins. Évidemment, les surprises chaleureuses et accueillantes ne peuvent arriver chaque soir, ni devenir une attente de ma part. Et puis je sais où je mets les pieds. Même si ce n'est pas une question de budget en soi, je repars donc sans regrets pour une heure de marche et 600m de dénivelé, jusqu'à trouver la nuit tombée, un coin sympathique pour bivouaquer avec une vue sur les montagnes et la mer.
Le lendemain, je quitte rapidement le GR20 et poursuis mon itinéraire à travers les forêts et les villages corses. À partir de ce moment, je ne croiserai plus aucune personne sur les sentiers. Je marche principalement dans des forêts de chênes et de châtaigniers, sur d'anciens sentiers plus ou moins en voie de perdition, et dont je perds effectivement souvent la trace. Je m'égare alors facilement dans la forêt et me retrouve à escalader des rochers, dévaler des pentes sableuses en me frayant un chemin à travers les branches qui tentent de m'agripper au passage, ou traverser des cours d'eau dont la température glaciale concurrence étonnement les lacs de haute montagne. À quelques reprises, je trouve des spots de baignade paradisiaques, inconnus et cachés au milieu de la forêt dense, au cœur des roches et des arbres qui s'entremêlent. Je croise régulièrement les cochons noirs en semi-liberté, qui retournent la terre comme leurs cousins sangliers à la recherche de glands et de châtaignes. Ils m'amusent autant à chaque fois que je les rencontre.
Après trois de jours de marche ainsi, j'arrive sur les hauteurs d'Ajaccio où je cible un spot de bivouac avec une vue dégagée sur la ville et la mer. Après le dernier bivouac en Turquie avant Istanbul, le dernier bivouac en Grèce entre la marche et la voile, voilà un nouveau dernier bivouac au seuil d’un nouveau pas entre le voyage et le retour. Je descendrai ensuite à Ajaccio où, faute d'avoir trouvé une nouvelle opportunité de conavigation, je prendrai un ferry pour le continent. J'essaye de m'installer confortablement avec un bon repas devant une belle vue, mais je ne profite pas de la soirée comme j'aimerais. L'endroit est envahi de moustiques et je n'arrive pas à manger, la nausée me gagne. Je vais me coucher ainsi sous ma seule moustiquaire à la belle étoile, et me rends à l'évidence que je tombe malade. Pour ce nouveau dernier bivouac, je passerai peut-être la pire nuit de mon voyage. Les moustiques bourdonnent autour de ma tête et me piquent instantanément à travers mes habits si je touche par mégarde la moustiquaire. La fièvre et la nausée s’intensifient, et sans sortir de mon sac de couchage, je tends régulièrement ma tête hors de la moustiquaire pour vomir mon maigre repas puis de l'eau. Je ne dors pas de la nuit, et replis avec difficulté mon bivouac une fois la lueur du soleil revenue au petit matin. Je repars ainsi avec fièvre et nausée, faible de n'avoir pas dormi et rien mangé depuis 24h. J'avance lentement avec beaucoup de peine mais avec nécessité, et perds une fois de plus le chemin dans la forêt. Je me retrouve alors à quatre pattes sous les arbustes et à désescalader des rochers, fiévreux et m'arrêtant toutes les vingt minutes vomir de la bile car je n'ai plus d'eau. Quel spectacle je donne à voir ! Je finis par retrouver un sentier puis la route, et bien que je souhaite de tout cœur marcher jusqu'à Ajaccio même avec difficulté, je décide de m'arrêter dans un village et attendre un bus à l'ombre d'une église, car je n'ai presque plus aucune force et risque le malaise si je continue ainsi même pour quinzaine de kilomètres. Arrivé à Ajaccio, je me vois contraint de louer la chambre d'hôtel la moins chère de la ville et la plus chère de mon voyage pour me reposer. Et étonnamment le lendemain, je suis rétabli. Je peux même manger une quantité et une diversité d'aliments et me requinquer. Comme cette vraisemblable intoxication alimentaire a été courte et intense… J’apprendrai plus tard qu’une épidémie s’était propagée à cette période sur le GR20.
Après une nuit et un jour de repos à Ajaccio, je suis en état de prendre le ferry pour Marseille. Au coucher du soleil par un temps venteux et un ciel clair, je monte à bord de ce mastodonte, et, entre la foule humaine, le bruit et les vibrations des moteurs, je regarde le soleil plonger derrière les montagnes corses, son reflet pur sur la mer et les vagues, et le spectre de couleurs s’assombrir au-dessus de la ligne d’horizon. J’assiste, une fois de plus, à un spectacle. Poser le pied en France continentale sera un nouveau pas entre mon voyage et mon retour. C’est pour demain. À Marseille, je récupérerai mon vélo qu’un ami m’a très gentiment apporté. Je pourrai alors transférer mon équipement dans mes sacoches et poursuivre l’itinérance en France, à la visite de ses régions, de mes ami⸱es et des rencontres toujours prêtes à s’offrir d’elles-mêmes. Ainsi je m’apprête à changer de mode de déplacement, pour parcourir encore quelques centaines de kilomètres à la force de mes jambes jusqu’au point d’arrivée symbolique de mon périple en Gironde.
Je dors le premier soir dans un camping avant de me diriger vers les montagnes dans lesquelles je traverserai le sud de la Corse jusqu'à Ajaccio. J'arrive dans mon pays entre les deux tours des élections législatives anticipées, dans une atmosphère de vacances estivales. Sur le bateau, j'ai appris, effaré, la nouvelle. J'ai suivi de loin le traitement médiatique, l'accélération de la banalisation de l'extrême droite, tout comme la diabolisation de la gauche. Mon attention et mes pensées alternaient sans cesse entre la prise de conscience de la gravité de ce qu'il se passe et de ce qu'il s'annonce, observant et ressassant, impuissant, la dérive autoritaire et médiatique qui se déploie dans mon pays ; et le moment présent sur la bateau, un présent pragmatique, indifférent et épargné de ce qu'il se trame à terre, tel un mirage pourtant concret et réel. D'une part l'oubli d'une réalité politique dont je reste proche par les pensées et l'indignation, plongé dans la vie quotidienne du bateau et mon aventure aujourd'hui au centre de ma vie ; et d'autre part le vertige de vivre une bascule historique que je peine à réaliser tant on ne peut être prêt et accepter. Au camping lors de ce premier soir en Corse, j'entends quelqu'un prendre tous résidents à partie, criant "On est en Afrique jusqu'au 7 juillet !", suivi d'un rire collectif approbateur. Je suis choqué, ce moment me poursuit jusque dans mon sommeil et le lendemain. Je ressasse ce que cela signifie à mes yeux, le déliement d'une parole ouvertement raciste. Cela peut aller très loin. Au cours de ma longue marche en Europe, j'ai entendu partout tant de discours nationalistes et racistes, dont la cible commune change ou s'inverse à chaque passage de frontière. Parfois dès les premières instants d'une rencontre, on tente de me prendre à partie et de me convaincre, cherchant une approbation avec le soi-disant problème partagé d'une dangereuse invasion migratoire. Je pense souvent à la Serbie, où ce phénomène était particulièrement omniprésent, où je voyais, dans les cafés et chez les gens, les deux chaines de télé pro-gouvernementales propager de manière très violente leur discours de peur et de haine. Avec toute l’affection et l’attachement que j’ai pour la Serbie et tous les autres pays que j'ai traversés, je ne veux pas que l'espace politique et médiatique de mon pays, déjà mal en point, devienne comme en Serbie, en Hongrie, en Italie, en Slovaquie, et comme ailleurs en Europe et dans le monde. Il est déroutant d'assister à un potentiel basculement historique, et aujourd'hui je veux crier ma peur et ma colère. Le 7 juillet au soir, je capterai un peu de réseau pour regarder avec crainte les résultats de l'élection. La surprise de voir le pire attendu finalement évité, et par cette occasion de sentir un soupçon d'espoir naître, me procurent un enthousiasme auquel je ne m'attendais pas, et remettent à sa place mon pessimisme. En écrivant ces lignes deux mois et demi plus tard, le désarroi, la colère et l'indignation sont revenues plus fortes encore.
Je quitte ce camping et prends la route pour me diriger vers les montagnes corses, avec une première section plate sur le goudron. Je suis resté plus de trois semaines à bord du Vasco, ce petit voilier de 7m de long. Après avoir marché durant 16 mois, mes jambes pouvaient au maximum marcher trois pas à bord. Le manque d'activité physique ne s'est pourtant pas fait ressentir tant la fatigue prenait le dessus. Je ressens d'ailleurs pendant cette semaine en Corse un manque de sommeil chronique que je traine depuis cette période de navigation. Ce que je ressens surtout, c'est que ma forme physique et ma force mentale ont diminué. Mes muscles ont dû fondre, je sens mes jambes moins puissantes. Voilà qui est troublant. En marchant ces premiers kilomètres sur du plat, je sens comme une légère perte d'équilibre, une imprécision dans ma manière poser mes pieds et mes bâtons. Je titube un peu, ce qui est vraisemblablement un très léger mal de terre. Surtout, je me sens de plus en plus sensible à la chaleur. Comme c'est souvent le cas depuis que j'ai repris la route après Istanbul, je marche des journées entières par des températures supérieures à 30°C, avec une ombre rare qui se fait désirer. Faute d'avoir souvent accès à de l'eau pour me mouiller le T-shirt et me refroidir efficacement, je suis souvent obligé de simplement m'arrêter, le corps en surchauffe, et d'attendre de refroidir un peu avant de pouvoir repartir. En clair, je me sens vieux, mais j'avance.
La Corse est évidemment connue pour son sentier balisé qui traverse l'île du nord au sud : le GR20. Lorsque je dis que j'aime marcher, on me demande d'ailleurs souvent si j'ai fait le GR20 et le chemin de Compostelle. Comme à mon habitude, je dessine un itinéraire selon mon inspiration et les contraintes géographiques, indépendamment de l'existence des sentiers parcourus et balisés. Il m'est tentant de traverser du sud au nord la Corse où je ne suis allé auparavant, mais il est compliqué de tracer un itinéraire qui évite ce GR20 où le bivouac est interdit en dehors des refuges, et où la fréquentation est sans doutes trop importante à mon goût. Comme j'ai déjà des impératifs "sur le continent" comme on dit ici, où je retrouverai des ami⸱es, je me contente d'une semaine de marche jusqu'à Ajaccio. A partir du premier soir et pour une journée supplémentaire, je me retrouve sur ce fameux GR20. En fin de d'après-midi, je rencontre une personne partie marcher deux jours et qui ne souhaite pas non plus payer le droit de bivouaquer. Nous nous dirigeons vers un refuge tout en nous disant que nous irons certainement bivouaquer ailleurs s'il faut payer. La gardienne nous informe qu'il faut réserver et payer 9€ pour planter son abri autour du refuge. Nous nous apprêtons à repartir, mais lorsqu'elle apprend que nous ne marchons pas le GR20 et puisqu'il est déjà tard, elle nous laisse nous installer sans payer et nous offre même une bière. S'en suivra une très belle soirée à échanger avec mon ami du jour, la gardienne, et deux autres personnes qui finissent leur GR20. Même si je préfère bivouaquer dans de beaux spots sans m'agglutiner inutilement avec d'autres, j'ai en tant que marcheur solitaire une priorité à la rencontre humaine. Et bien que je trouve étonnant de venir de toute la France et l'Europe pour marcher aussi nombreux sur un itinéraire difficile si l'on n'a pas l'habitude et qu'on est contraint par le temps, je dois reconnaître que j'ai pu être médisant sur le GR20, dont j'apprécie un point par rapport à tous les autres lieux touristiques et fréquentés que j'ai croisés au cours de mon voyage : les gens se parlent, ce qui donne au moins un sens au fait de se grouper ainsi. Au cours de cette soirée et de la journée suivante où je marche à contre-sens sur le GR20, j'apprécie les échanges avec les personnes rencontrées en chemin. Je me réjouis de pouvoir dialoguer en français et de rencontrer ces personnes dans ce contexte. Car c'est un point qui a souvent été difficile et un aspect important de la solitude : la plupart du temps, les personnes ne réalisent ni ne comprennent ce que j'ai entrepris et suis en train de vivre. Expliquer quelque chose d'apparence simple bien qu'inhabituel s'est la plupart du temps avéré difficile voire impossible. Néanmoins, j'ai développé l'habitude et même la volonté de dire mon projet, car cela peut susciter une panoplie de réactions et d'émotions, et en ce sens je viens apporter quelque chose et peux même me sentir utile. Comme jamais cela ne m'est arrivé, bien que l'écart entre parcourir le GR20 et traverser l'Europe puisse être vertigineux, ce noyau commun de la marche permet la compréhension, l'étonnement, la fascination, des questions, un intérêt et des émotions. Je vis donc avec beaucoup de plaisir et d'enthousiasme des rencontres et des échanges d'une richesse mutuelle. Ces premiers échos donnent aussi une substance à ma marche qui ne vit plus qu'en moi, ce qui m'apporte par la même occasion une part de reconnaissance que je reconnais parfois désirer.
Le soir de cette joyeuse journée de marche sur le GR20, je décide de pousser un peu l'étape du jour pour aller à un autre refuge, dans la perspective de rencontrer mes semblables. Seulement, je me refuse à payer le droit de m'allonger par terre sous mon tarp dans un espace naturel qui n'appartient à personne, ce que je fais en tout lieu depuis presque un an et demi. J'arrive tard et tente d'expliquer à la gardienne que je n'ai pas réservé de bivouac, que ce n'est pas dans mon habitude de payer pour cela, et lui demande l'autorisation vu l'heure tardive et que je n'ai pas de tente mais dors sous une simple bâche. Sans cacher son dédain, elle refuse et me fait comprendre avec des mots acerbes et d'un ton agressif que je suis le dernier des imbéciles et des radins. Évidemment, les surprises chaleureuses et accueillantes ne peuvent arriver chaque soir, ni devenir une attente de ma part. Et puis je sais où je mets les pieds. Même si ce n'est pas une question de budget en soi, je repars donc sans regrets pour une heure de marche et 600m de dénivelé, jusqu'à trouver la nuit tombée, un coin sympathique pour bivouaquer avec une vue sur les montagnes et la mer.
Le lendemain, je quitte rapidement le GR20 et poursuis mon itinéraire à travers les forêts et les villages corses. À partir de ce moment, je ne croiserai plus aucune personne sur les sentiers. Je marche principalement dans des forêts de chênes et de châtaigniers, sur d'anciens sentiers plus ou moins en voie de perdition, et dont je perds effectivement souvent la trace. Je m'égare alors facilement dans la forêt et me retrouve à escalader des rochers, dévaler des pentes sableuses en me frayant un chemin à travers les branches qui tentent de m'agripper au passage, ou traverser des cours d'eau dont la température glaciale concurrence étonnement les lacs de haute montagne. À quelques reprises, je trouve des spots de baignade paradisiaques, inconnus et cachés au milieu de la forêt dense, au cœur des roches et des arbres qui s'entremêlent. Je croise régulièrement les cochons noirs en semi-liberté, qui retournent la terre comme leurs cousins sangliers à la recherche de glands et de châtaignes. Ils m'amusent autant à chaque fois que je les rencontre.
Après trois de jours de marche ainsi, j'arrive sur les hauteurs d'Ajaccio où je cible un spot de bivouac avec une vue dégagée sur la ville et la mer. Après le dernier bivouac en Turquie avant Istanbul, le dernier bivouac en Grèce entre la marche et la voile, voilà un nouveau dernier bivouac au seuil d’un nouveau pas entre le voyage et le retour. Je descendrai ensuite à Ajaccio où, faute d'avoir trouvé une nouvelle opportunité de conavigation, je prendrai un ferry pour le continent. J'essaye de m'installer confortablement avec un bon repas devant une belle vue, mais je ne profite pas de la soirée comme j'aimerais. L'endroit est envahi de moustiques et je n'arrive pas à manger, la nausée me gagne. Je vais me coucher ainsi sous ma seule moustiquaire à la belle étoile, et me rends à l'évidence que je tombe malade. Pour ce nouveau dernier bivouac, je passerai peut-être la pire nuit de mon voyage. Les moustiques bourdonnent autour de ma tête et me piquent instantanément à travers mes habits si je touche par mégarde la moustiquaire. La fièvre et la nausée s’intensifient, et sans sortir de mon sac de couchage, je tends régulièrement ma tête hors de la moustiquaire pour vomir mon maigre repas puis de l'eau. Je ne dors pas de la nuit, et replis avec difficulté mon bivouac une fois la lueur du soleil revenue au petit matin. Je repars ainsi avec fièvre et nausée, faible de n'avoir pas dormi et rien mangé depuis 24h. J'avance lentement avec beaucoup de peine mais avec nécessité, et perds une fois de plus le chemin dans la forêt. Je me retrouve alors à quatre pattes sous les arbustes et à désescalader des rochers, fiévreux et m'arrêtant toutes les vingt minutes vomir de la bile car je n'ai plus d'eau. Quel spectacle je donne à voir ! Je finis par retrouver un sentier puis la route, et bien que je souhaite de tout cœur marcher jusqu'à Ajaccio même avec difficulté, je décide de m'arrêter dans un village et attendre un bus à l'ombre d'une église, car je n'ai presque plus aucune force et risque le malaise si je continue ainsi même pour quinzaine de kilomètres. Arrivé à Ajaccio, je me vois contraint de louer la chambre d'hôtel la moins chère de la ville et la plus chère de mon voyage pour me reposer. Et étonnamment le lendemain, je suis rétabli. Je peux même manger une quantité et une diversité d'aliments et me requinquer. Comme cette vraisemblable intoxication alimentaire a été courte et intense… J’apprendrai plus tard qu’une épidémie s’était propagée à cette période sur le GR20.
Après une nuit et un jour de repos à Ajaccio, je suis en état de prendre le ferry pour Marseille. Au coucher du soleil par un temps venteux et un ciel clair, je monte à bord de ce mastodonte, et, entre la foule humaine, le bruit et les vibrations des moteurs, je regarde le soleil plonger derrière les montagnes corses, son reflet pur sur la mer et les vagues, et le spectre de couleurs s’assombrir au-dessus de la ligne d’horizon. J’assiste, une fois de plus, à un spectacle. Poser le pied en France continentale sera un nouveau pas entre mon voyage et mon retour. C’est pour demain. À Marseille, je récupérerai mon vélo qu’un ami m’a très gentiment apporté. Je pourrai alors transférer mon équipement dans mes sacoches et poursuivre l’itinérance en France, à la visite de ses régions, de mes ami⸱es et des rencontres toujours prêtes à s’offrir d’elles-mêmes. Ainsi je m’apprête à changer de mode de déplacement, pour parcourir encore quelques centaines de kilomètres à la force de mes jambes jusqu’au point d’arrivée symbolique de mon périple en Gironde.