Une marche à travers l'Europe
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
vélo de randonnée
voilier
randonnée/trek
/
Quand : 19/02/2023
Durée : 542 jours
Durée : 542 jours
Distance globale :
9092km
Dénivelées :
+211866m /
-208569m
Alti min/max : -1m/3013m
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions :
Pour me rendre au départ : bus Bordeaux > Tarifa.
Traversée d'Europe de Tarifa à Istanbul : 100% à pied !
Chemin retour d'Istanbul à la France : marche, voile, vélo, ferry et train.
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Vue d'ensemble
Le topo : Méditéranée : Grèce > Sardaigne
(mise à jour : 26 août)
Distance section :
1391km
Description :
Prévéza (Grèce) > Olbia (Sardaigne)
09/06/2024 > 29/06/2024
759 miles nautiques (1400 km)
09/06/2024 > 29/06/2024
759 miles nautiques (1400 km)
Le compte-rendu : Méditéranée : Grèce > Sardaigne
(mise à jour : 26 août)De mon quotidien solitaire à pieds à travers les montagnes, campagnes et villages, me voilà soudainement sur la côte grecque dans un autre monde, artificiel et touristique. Moi qui aime traverser et voir tout ce qui se trouve sur mon chemin, cet étrange environnement qui s'étend sur tout le littoral du pays, représente lui aussi une réalité. Cette réalité, réservée à une minorité riche étrangère qui s'accapare de fait les littoraux du monde entier, je la verrai pendant plus de trois semaines lorsque nous feront étape sur les côtes. La Grèce accueille environ 30 millions de touristes par an, soit trois fois sa population, et principalement sur les côtes et les îles. L'activité représente 20% du PIB, et cause des désastres humains (accaparement des biens immobiliers, prix des loyers, engorgement des services de santé) et environnementaux (pollution, effondrement de la biodiversité marine, sans parler du bilan carbone des vacances en Grèce). Bien que l'activité est amenée à s'effondrer dans les prochaines décennies faute de ressources suffisantes en pétrole, son expansion est encouragée et réelle. En cinq semaines et 550 km à pieds en Grèce, je n'ai vu des touristes que dans les Météores. Le reste du temps j'étais un voyageur. Ici je deviens un touriste insignifiant et anonyme, qui serait venu pour consommer ses vacances. Les rencontres dans les restaurants et les magasins touristiques m'apparaissent trop improbables pour avoir l'énergie et la volonté d'être avenant humainement. Je n'ai d'intérêt que pour découvrir et vivre la navigation, à bord du beau Vasco et de son capitaine Raouf.
Nous faisons le plein de vivres et d'eau douce pour une navigation de plusieurs jours jusqu'en Sicile. J'essaye comme je peux de prendre mes repères sur le bateau et d'assimiler le vocabulaire marin. Ma principale préoccupation est de ne pas pouvoir marcher sur le pont sans me brûler les pieds, je vais devoir sautiller jusqu'à ce qu'une fine corne se forme sur mon épiderme. Nous étudions religieusement la météo des prochains jours dans la mer ionienne pour choisir une fenêtre temporelle et un itinéraire. Ou plutôt, Raouf s'en charge et me partage ses réflexions comme pour me demander mon avis, mais je n'ai aucune expérience et, tout en voulant comprendre, je lui fais entièrement confiance.
Ça y est nous sommes prêts et il est temps, nous larguons les amarres et prenons le large pour notre longue navigation jusqu'en Sicile. Cette fois l'expérience commence pour de vrai, et l'inconnu va devenir réalité ! La découverte entière d'un domaine complètement inconnu a quelque chose d'unique et de grisant, un lâcher-prise en confiance ou l'on s'oublie et se laisse traverser par l'expérience, pour finalement peut-être se rapprocher d'autres facettes de soi-même. Nous quittons le port au moteur avant d'être suffisamment loin pour hisser les voiles. Mais à cent mètres du quai à peine, une fumée noire sort du bateau, accompagnée d'une odeur d'électronique brûlé. Raouf coupe immédiatement le moteur, ouvre le capot et se tient prêt à utiliser le petit extincteur de bord. La fumée se tarie, l'odeur reste, il reste à comprendre ce qu'il s'est passé, faux départ. L'accroche de l'alternateur du moteur s'est sectionnée et a provoqué un court-circuit en tombant sur le châssis. Le disjoncteur ne s'est pas enclenché et les câbles des batteries ont commencé à brûler jusqu'à ce que Raouf coupe le circuit. Dégâts sérieux donc, mais ça aurait pu être pire. Raouf m'avouera qu'il imaginait déjà le bateau brûler et couler au moment soudain de l'incident. Nous voilà donc bloqués au mouillage à cent mètres du quai, pour une durée indéterminée qui remet même en question la possibilité de naviguer ensemble. Je pourrai guère me rendre utile pour les réparations. Pendant quatre jours, Raouf fait des aller-retours en kayak entre le bateau et la ville pour aller acheter et racheter des pièces. Je reste la plupart du temps sur le bateau, et essaye de me rendre utile comme je peux en l'encourageant et en faisant la cuisine. Le reste du temps je reste à bord pour téléphoner, écrire, lire, et ne rien faire. Nous allons quand même de temps en temps à terre pour nous dégourdir les jambes et boire un coup. Après quatre jours ainsi, nous pouvons finalement lever l'ancre et saisir une nouvelle fenêtre météo.
Nous effectuons une première petite navigation vers l'île de Corfou, proche de la côte et de la frontière Grèce-Albanie, avant de prendre le large pour la Sicile. Moi qui étais devenu optimiste face à mon potentiel mal de mer après le premier jour de navigation de Lefkada à Prévéza, je dois me rendre à l'évidence de mon inconfort face aux mouvements du bateau, jusqu'à rendre mon repas par-dessus bord. J'évite au maximum de rentrer dans la cabine, où je ne peux rester que quelques secondes. Je reste donc à l'extérieur, avec fatigue, nausées, puis mal de tête. Mais d'après des témoignages, ce pourrait être bien pire et plus long. À partir de Corfou je ne subirai plus le mal de mer, tout en gardant une certaine vigilance lors des fortes houles de face. Je sens que le fait d'avoir bu la veille du départ et peu dormi y est pour beaucoup. Dorénavant je ne boirai pas d'alcool à bord ou à terre, et prendrai grand soin de mon sommeil. Si le premier point n'est pas une contrainte, le second sera plus délicat. Il nous faudra 48h pour parcourir les 86 miles (160 km) jusqu'à Corfou, à la grande frustration de Raouf qui me dit qu'une journée serait "normalement" suffisante avec une météo favorable. Au cours de cette navigation et comme souvent lors des prochaines, nous avons peu de vent. De longs moments sans une brise sont fréquents. À l'arrêt, le bruit des voiles qui faseillent, le mouvement décuplé du bateau, et surtout le soleil accablant, sont pénibles et éprouvent progressivement les nerfs. Mais autrement, même à l'arrêt, la vie est belle et simple à bord. Nous avons peu de choses auxquelles nous préoccuper. On prend soin du bateau, on fait à manger ou un café de temps en temps sans se préoccuper de l'heure, on discute, on lit, on fait la sieste, et surtout, on ne fait rien en regardant la mer, bercés par le mouvement du bateau qui finit par s'apprécier et s'oublier comme sa propre respiration.
Je regarde les côtes et les montagnes albanaises avec un drôle de sentiment. J'ai toujours voulu aller en Albanie, et j'imaginais initialement arpenter ce pays au cours de ma traversée d'Europe à pieds. À Sarajevo, un peu sur un coup de tête, j'ai décidé de traverser la Serbie puis de rejoindre la Bulgarie, avec un certain regret de ne pas aller dans les montagnes du Monténégro, du Kosovo et de l'Albanie. Puis en prenant le chemin du retour à partir d'Istanbul, j'ai traversé le nord de la Grèce d'est en ouest, au sud de l'Albanie. Maintenant je longe la côte de ce pays devenu une aspiration, de loin, sans y aller. Pour quelqu'un qui a toujours voulu aller en Albanie, c'est étrange de tourner autour ainsi. C'est bien l'Albanie en face de moi, que je regarde avec envie et désarroi. Très bien, je me dis que j'y reviendrai à vélo, et prendrai le temps d'y marcher aussi.
À l'approche de Corfou et en l'absence persistante de vent, nous rallumons le moteur pour couvrir les derniers miles qui nous séparent de la côte. La réparation de l'alternateur casse rapidement au même endroit, et le nouveau fusible disjoncte cette fois-ci. Nous allons donc rester quelques jours à Corfou, trois nouvelles journées au mouillage, à vaquer à mes occupations et faire les allers-retours en kayak entre le Vasco et la ville. Cette fois Raouf remplace l'alternateur et nous repartons toujours dans l'idée d'utiliser le moteur que si nécessaire. Pendant ces journées à la fois lentes et rapides, dans l'attente et l'incertitude, j'oublie presque que nous étions partis pour une longue navigation, et n'y songe plus. Mais en repartant, cela devient une réalité que je le réalise ou non.
Le rythme tranquille de la vie à bord s'installe vite, de paire avec la rigueur des règles de sécurité, la bienveillance de la colocation, le partage des tâches ménagères et la tenue du bateau, et mon apprentissage progressif de la voile. Raouf est un bon professeur. Il vient du milieu de la régate et des compétitions professionnelles, qui n'ont finalement presque rien en commun avec le voyage en voilier, un peu comme si l'on comparait le tour de France et le voyage a vélo. Je pose beaucoup de questions, je pratique, et progressivement, j'assimile le vocabulaire, je saisis la logique des voiles et le fonctionnement du bateau, je prends mes marques, et tente de perfectionner mes gestes. Contrairement aux voiliers modernes, le Vasco n'a pas d'enrouleur et de voile unique à l'avant. À chaque changement de vent et souvent avec hésitation, il faut changer la voile avant pour adapter sa prise au vent. Grand génois, génois léger, foc, spi, trinquette : autant de termes que je lisais sans comprendre dans "La longue route" de Bernard Moitessier au début de mon voyage, et que j'ai plaisir à connaître à présent. Les systèmes de cartographie marine et de télécommunications m'intéressent beaucoup. Je m'amuse à regarder les bateaux environnants sur la carte marine et lire leurs informations : type de bateau, pays d'origine, longueur. Dès une heure de navigation en s'éloignant des côtes, nous ne croisons que très rarement d'autres voiliers. Dans leur écrasante majorité, les voiliers de particuliers sont utilisés en navigation côtière deux semaines dans l'été, grâce à un aller-retour en avion. J'observe alors avec intérêt et rêvasserie la flotte de cargos qui fait tourner le monde, et avec dégoût les nombreux yachts et méga-yachts qui sillonnent la méditerranée. Le record de longueur des bateaux aperçus revient à un cargo de 400m, tout de même.
Des là première nuit je prends mes quarts. Nous alternons toutes les deux heures qui dort et qui veille sur le bateau. Pendant mes quarts, j'ai alors la liberté de régler la voilure et le cap sans le regard du capitaine qui, comme il le dit lui-même, aura toujours quelque chose à redire. Je peux expérimenter des réglages, mieux apprivoiser le bateau, cerner l'influence de chaque paramètre, comprendre le vent et les voiles, et profiter de ces instants de solitude en pleine mer. Car la plupart du temps, à part de régulières mais brèves vérifications, il n'y a rien à faire. Le vent pousse Vasco, et moi je regarde la mer et les étoiles. Lorsqu'un vent stable maintient une allure de 4 à 6 nœuds, que je prends un léger recul et vois l'élégance de ce petit voilier glisser sur l'eau par la simple force du vent, je savoure l'instant présent au milieu de la mer. Comme les nuits sont les plus courtes à cette période de l'année, les trois quarts de nuit ont leur beauté : coucher de soleil pour le premier, ciel étoilé pour le deuxième, et lever de soleil pour le dernier. Le cycle lunaire nous offre par ailleurs des levers et couchers de lune qui, en plus de leurs spectacles, offrent tantôt des ciels nocturnes clairs sur une mer éclairée, tantôt de magnifiques ciels noirs étoilés. Le hasard fait même que pendant cette navigation, le solstice d'été coïncide avec une nuit de pleine lune. En écrivant ces lignes je découvre qu'il s'agissait d'un lunistice, événement qui a lieu tous les 18 ans.
Dans ce calme et cette sérénité méditative, les deux heures des quarts glissent dans le temps comme le bateau sur l'eau, et j'ai toujours une petite résistance à m'arracher au spectacle pour aller dormir. Lorsque le réveil sonne en revanche, je dois me faire violence pour me lever comme je n'ai jamais eu à le faire depuis plus d'un an. Même en prenant soin de notre sommeil et en faisant des siestes pendant la journée, le manque de sommeil s'accumule inévitablement. Les journées ne sont pas bornées, elles se ressemblent et se fondent les unes dans les autres. Les souvenirs se mélangent et n'ont pas de chronologie. La traversée de la Grèce à l'Italie est comme une seule étape à la temporalité inhabituelle. Après cinq jours de navigation, nous arrivons au sud de l'Italie continentale et décidons de nous arrêter un peu avant la Sicile, afin d'attendre des conditions favorables pour franchir le canal de messine. Nous arrivons dans l'après-midi au bord d'une petite plage. À peine arrivés, il nous faut d'abord jeter l'ancre, ranger les voiles, faire de l'ordre dans le bateau, gonfler le kayak, installer la bâche pour avoir de l'ombre, avant d'enfin pouvoir se reposer. Après une baignade exquise dans cette chaleur, je pars faire une sieste à 17h. Je me réveillerai le lendemain à 11h. La fatigue se manifeste bien plus une fois à l'arrêt. Nous restons nous reposer deux jours avant de repartir pour une autre longue navigation. Le kayak est percé et les réparations ne tiennent pas. Dorénavant pour aller à terre, il faut soit nager, soit être à deux sur le kayak avec un qui pagaie et l'autre qui pompe, la solution choisie pour aller faire le plein de nourriture et d'eau douce.
Pour cette seconde traversée de plusieurs jours, nous mettons le cap sur la Corse, et nous arrêteront après six jours de navigation au nord de la Sardaigne pour éviter un vent fort annoncé. Le premier jour nous passons le détroit de Messine, en ayant soigneusement choisi une fenêtre météo et une marée favorables. Nous entrons à la voile dans le détroit qui se resserre petit à petit, tirant des bords étroits face au vent, puis démarrons le moteur pour s'adapter aux courants imprévisibles provoqués par le mouvement des marées entre ces deux bandes de terre. Raouf prend commandes, ce passage le stresse et moi qui n'ai pas sa charge mentale, j'ai entièrement confiance en lui. À notre étonnement commun, alors que le moteur est allumé et son coffre d'insonorisation ouvert pour éviter qu'il ne surchauffe, je m'allonge sur la banquette et sombre dans une longue sieste improvisée. Le PA-PA-PA-PA continu et assourdissant du moteur pénètre dans mes rêves et y occupe un rôle central. Au coucher du soleil, nous passons le goulot du détroit, là ou des ferries relient la Sicile à l'Italie sur les trois kilomètres qui les séparent. Les lumières du soir accompagnent ce moment de voyage, nous prenons ensuite le cap à l'ouest, et pouvons enfin éteindre le moteur et reprendre une navigation plus paisible.
Nous longeons le nord de la Sicile avec à bâbord la côte et son relief, et parfois à tribord de petites îles volcaniques. Puis nous mettons le cap au nord-ouest en visant la Corse. La Sicile disparaît rapidement et nous naviguons deux jours avec la mer comme unique horizon de toutes parts, avant que n'apparaisse plus tard la Sardaigne. En plus de l'opportunité tombée à point nommé que représente cette traversée de la méditerranée à la voile, j'ai la chance d'être sur un petit voilier de 7m qui ne cherche pas à s'encombrer de confort et de technologie, mais simplement à jouir de l'aventure et du voyage à la voile. Les rares autres voiliers que nous croisons naviguent presque tous au moteur. Car il est d'usage d'allumer le moteur lorsqu'il n'y a pas de vent, de baisser les voiles et allumer le moteur lorsqu'il y en a trop, et de garder le moteur allumé lorsque le vent est favorable afin d'avancer plus vite, et j'imagine aussi pour ne pas trop s'exposer au vide du simple bruit de la mer. En trois semaines en méditerranée, nous n'avons vu qu'un seul voilier plus petit que Vasco : un cocasse petit voilier de 5m où habite et voyage son propriétaire.
La vie à bord est à la fois rude et d'une tranquillité absolue. Le quotidien est parfois rendu éprouvant par l'omniprésence de la chaleur et du sel omniprésents, par le mouvement constant du bateau, et surtout par le rythme saccadé du sommeil. Aussi, le rythme lent qui n'a pas d'autre choix que de se plier au vent, le réglage des voiles et les quelques tâches ménagères comme seules missions, ainsi que le temps presque à volonté pour vaquer à nos occupations et contempler ce qui nous entoure, rendent la vie à bord luxueuse. Nous voyons de temps en temps des dauphins bondir de la surface de l'eau et nous offrir de beaux saltos, ou passer en groupe à proximité du bateau, ou une fois encore un grand espadon avec son long nez pointu sauter hors de l'eau comme s'il voulait imiter les dauphins. Plusieurs fois pendant nuit, la mer est densément peuplée d'une myriade de petites méduses blanches aux longs filaments. Il semble y en avoir une infinité, et à chaque fois que je regarde l'eau je les vois défiler, c'est fascinant. Un soir, la mer est d'un calme comme je ne l'ai jamais vue dans ma vie. Le reflet de la lune sur l'eau lisse et plate est presque uniforme. Ce silence et cette lumière nous permettent d'entendre le bruit discret qu'émettent les dauphins lorsque leur dos dessine un arc de cercle à la surface de l'eau. Nous restons accrochés à ce spectacle suspendu.
Au sixième jour à l'approche de la Corse, nous décidons d'aller dans la baie d'Olbia pour nous protéger du vent annoncé. Nous pénétrons dans la baie face au soleil rouge qui passe derrière les falaises de la côte et transforme le paysage en tableau. Je prends la barre et fais surfer Vasco sur les vagues, ce que notre cher pilote automatique ne saurait faire tant il faut anticiper la réaction du bateau dans cette houle. Nous arrivons finalement au bord d'une plage et d'une ville touristiques comme il en existe certainement partout en Sardaigne, et jetons l'ancre la nuit tombée.
Nous devons attendre que le vent se calme avant de pouvoir repartir et franchir les quelques miles qui nous séparent de la Corse. Cette fois, être plusieurs jours à l'arrêt soit sur Vasco entre les voiliers luxueux, soit à terre au milieu des plages et restaurants touristiques, me pèse sérieusement. J'ai d'un côté une côte artificialisée et dédiée à un tourisme pour riches, et de l'autre côté jusqu'à cinq méga-yachts de milliardaires. Il n'y a rien de beau autour de moi, juste de quoi m'énerver et m'attrister, de quoi me renfermer sur moi au milieu des gens. Le quatrième jour, je décide de ne pas attendre la météo favorable, et de prendre un bus pour Olbia d'où je prendrai un ferry pour le sud de la Corse. Puisque je suis dorénavant flexible et même si j'aime autant prendre un gros ferry que de rester ici, cela me permettra de me dégourdir les jambes une semaine en Corse, et de rejoindre la France continentale à temps pour des week-ends avec des ami•es qui commencent à se planifier. Ainsi je quitte le Vasco, après trois semaines à vivre et naviguer dessus. Je m'y suis habitué et attaché. De même qu'en montant à bord après des mois de marche solitaire, je suis toujours surpris du naturel avec lequel nous pouvons radicalement passer d'un environnement à un autre sans être désorientés plus que ça. L'adaptation est je crois à la fois une grande force et un piège pour l'humain.
J'étais très enthousiaste de monter à bord du Vasco pour naviguer jusqu'ici. Je suis content aussi de le quitter pour renfiler mon fidèle sac-à-dos minimaliste avec lequel je peux tant explorer la terre en autonomie. La navigation est un monde, un monde de passionnés ou de riches. Je suis heureux d'avoir pu découvrir ce milieu dont je ne connaissais rien mais que je souhaitais vraiment connaître, à mon échelle. Sans être en mesure d'avoir à moi seul la responsabilité d'un voilier, je connais, comprends et maîtrise les principes généraux de la voile. Au-delà de l'expérience qui se suffit à elle-même, cela m'ouvre des horizons pour d'autres futurs longs voyages. Je ne me projette pas dans la pratique de la navigation comme une passion ou une finalité, mais comme un moyen de traverser des mers et des océans avec des passionné•es expérimenté•es. Un bateau qui flotte sur l'eau, poussé par le vent à l'aide de simples voiles, sans effort musculaire à fournir, a quelque chose de très élégant et poétique. Même dans l'intime fraction des voiliers modérés utilisés pour des navigations au long court comme ce que j'ai découvert, cela implique à mes yeux beaucoup de matériel, de technologie, d'argent, d'entretien, de réparations et d'emprunte carbone. Si la mer est assurément un monde qui regorge de merveilles et de vie sous-marine fascinante, nous ne sommes quant à nous franchement pas adaptés à vivre sur de l'eau salée. Cela nous nécessite beaucoup de moyens, que le sel et les UV usent rapidement. Pour ma part, je laisse ça aux poissons et aux passionnés des océans. Les milieux terrestres offrent une infinité d'espaces, de milieux sauvages, de pays, de réalités géographiques et humaines, qui ne cesseront de faire naître des rêves en moi. Nous y sommes bien mieux adaptés en tant qu'humains. Un sac-à-dos de 8kg permet déjà avec des moyens incomparablement inférieurs, d'y voyager durablement dans une panoplie de conditions et d'environnements, en permettant peut-être justement d'être plus proche du monde et de soi.
Voilà 17 mois que mon voyage a commencé depuis Tarifa, et trois mois que j'ai amorcé le chemin du retour vers la France. Après quelques heures de ferry, je mettrai le pieds en Corse et retrouverai mon pays.