Une marche à travers l'Europe
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
voilier
randonnée/trek
/
Quand : 19/02/2023
Durée : 542 jours
Durée : 542 jours
Distance globale :
8526km
Dénivelées :
+204132m /
-201109m
Alti min/max : -1m/3013m
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions :
Pour me rendre au départ : bus Bordeaux > Tarifa.
Traversée d'Europe de Tarifa à Istanbul : 100% à pied !
Chemin retour d'Istanbul à la France : marche, voile, vélo, ferry et train.
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Vue d'ensemble
Le topo : Les Alpes : Aoste > Locarno (Val d'Aoste, Piemonte, Val Grande) (mise à jour : 08 oct. 2023)
Distance section :
180km
Dénivelées section :
+11014m /
-11287m
Section Alti min/max : 218m/2876m
Description :
29/07/2023 > 09/08/2023
188 km ; D+ 13 km ; D- 13 km
188 km ; D+ 13 km ; D- 13 km
Le compte-rendu : Les Alpes : Aoste > Locarno (Val d'Aoste, Piemonte, Val Grande) (mise à jour : 08 oct. 2023)
Je continue de parcourir le Val d'Aoste pendant encore une longue journée de plat, le long des grandes routes. Cette vallée est belle, majestueuse, spacieuse. En dehors de la ville d'Aosta, des jolis hammeaux fleuris et des montagnes qui la bordent, elle est aussi très urbanisée, industrielle, et pas accueillante pour un piéton. Relier ces villes et villages à pieds n'est pas possible du point de vue de l'urbanisation, cela n'a pas été conçu pour. Il est paradoxal de constater qu'il est des endroits où il est possible de se déplacer avec des moyens de transport encombrants, mais pas avec le moyen le plus simple, la marche. En d'autres termes, cela revient à se dire "je peux aller à ce village, ce magasin, ce camping, en voiture, mais pas à pieds". J'y parviens néanmoins sans difficulté en longeant le bas-côté des grandes routes et en franchissant quelques barrières. Selon le contexte et l'humeur, cela est pénible ou amusant. Je marche ainsi une quarantaine de kilomètres le long de cette vallée, et lorsque je me retourne, je vois au loin le col enneigé de Planaval par lequel je suis passé. J'aime ces moments où mon regard prend du recul et me permet de voir d'où je viens et où je vais, à l'échelle de quelques jours de marche. Cela me donne une échelle de temps et de distance, et j'imagine alors le chemin parcouru et les espaces traversés à pieds, qui sont bien une réalité. Cette réalité n'est pas évidente à ressentir, car il m'est finalement délicat de réaliser que je fais davantage qu'enchaîner des journées de marche les unes après les autres, mais réalise bel et bien une traversée d'Europe. Les longues distances, c'est comme les longues durées ou toute mesure particulièrement grande ou petite, notre cerveau a du mal à les apprécier, alors il nous faut des moyens détournés pour approcher le fait de se rendre compte. La cartographie est un autre de ces moyens. J'y passe beaucoup de temps pour planifier, affiner et calculer mes itinéraires des jours à venir, retracer ceux des jours passées ; mais aussi pour dézoomer l'échelle sur l'écran de mon téléphone et contempler la ligne continue marchée depuis Tarifa, et rêvasser sur la ligne pointillée jusqu'à Istanbul. Les cartes sont déjà un moyen de voyager par l'imagination, de se projeter, de rêver.
Je quitte enfin le Val d'Aoste et pénétre dans la région du Piemonte. Comme jusqu'à présent dans les Alpes, la moyenne du dénivelé des montées et descentes d'une vallée à l'autre, d'un col à l'autre, est en moyenne de 1000 mètres, souvent plus. C'est fatiguant. Je convoite les rares sections où je reste en altitude avec des montées et descentes plus modérées, sans devoir redescendre très bas et avec ainsi la possibilité de profiter plus longtemps de l'ambiance d'altitude. Ainsi sont la géologie, immuable, et mon itinéraire, que j'adapte continuellement. Je traverse une nouvelle fois des zones très touristiques où je me sens étranger, ce que je suis, mais dans ces endroits pas de façon agréable. Être seul peut être plaisant ou pesant, mais ce qui est pire que de me sentir seul, c'est d'être entouré d'autres humains sans interagir. Il y a des endroits avec des gens de toute l'Italie, de toute l'Europe, voire du monde entier, mais chacun est avec son conjoint, sa famille, pour les quelques jours de vacances réservés et planifiés, étrainant le matériel flambant neuf utilisé peut-être pour la première et dernière fois. Là aussi, passer au travers des stations touristiques et sous un téléphérique menant à un restaurant à 3000m d'altitude peut être amusant ou pénible, ou parfois un peu des deux. Au-delà d'être particulièrement sensible et critique, pourquoi concentrer ces activités dans des espaces exclusivement dédiés qui semblent avoir été choisis au hasard ? Tout d'un coup, après un col, il n'y a plus aucun touriste étranger, mais une population rurale et des beaux sentiers de randonnée utilisés par les gens du coin ainsi que par les citadins des villes les plus proches, qui viennent dans leur terrain de jeu familier profiter d'une journée ou d'un week-end en montagne. De Carcoforo à Pieve Vergonte, je croise et rencontre plein de personnes sympathiques, qui ne manquent pas une occasion de m'offrir un café ou un génépi. Une matinée avec Paolo et Gabriele, très généreux et enthousiasmés par ma marche, marque un réel regain de motivation et de joie de marcher, au-delà sinon d'avancer juste pour avancer. À Calasca je m'arrête en fin d'après-midi en entendant de la musique dans une église. Un trio répète leur concert du soir. Je m'arrête alors là pour la soirée et la nuit. J'assiste à un beau concert d'un répertoire sud-américain interprété à la flûte, guitare classique et percussions par des musiciens virtuoses. Je dors sous le porche de l'église, et repars de bonheur pour une longue journée de marche.
Je quitte le Piemonte et me retrouve dans le Val Formazza. J'ai deux possibilités pour rejoindre Locarno au Nord du laggo Maggiore : descendre à Verbania et longer le lac, ou bien traverser le Parque Natural de Val Grande. Je choisis cette seconde option et monte dans ce nouveau petit massif, qui est dit-on la plus grande réserve natuelle d'Europe. Après une longue journée de 25 km et 2200m de dénivelé positif pour arriver dans le parc, je prevois de faire des demi-journées de marche pour prendre le temps de me reposer et d'apprendre l'italien à l'aide d'un manuel téléchargé sur ma liseuse. Ce ne sera pas le cas puisque j'aurai toujours de la compagnie dans les bivaccos où je passe mes nuits. Ces bivaccos sont les refuges non gardés italiens, très bien entretenus et respectés. Il y en a beaucoup en Italie, et particulièrement dans le Val Grande. Décidément, en dehors zones très touristiques, tous les italien•nes que je rencontre sont super sympas ! Une chance pour moi, l'anglais est couramment parlé, ce qui ne m'encourage toutefois pas à apprendre l'italien qui est une si belle langue. Je marche dans de paisibles forêts de hêtres, dont l'ombre permet d'avaler du dénivelé sans difficulté. Dans les hauteurs, je vois l'étendue du laggo Maggiore, et au loin, Milano et la plaine au Sud des Alpes. C'est à me demander pourquoi je passe par les montagnes pour me diriger vers l'Est. Pour être dans ce genre d'endroits justement. Lors de la dernière journée dans le parc, je pensais à nouveau marcher un peu puis arriver tôt à un bivacco, mais les 6 derniers kilomètres empruntent un sentier délicat qui n'existe presque plus. Ce n'est pas spécialement dangereux, mais je trébuche sans arrêt sur ce sol ondulé à flanc de montagne, couvert de buissons et d'herbes hautes. J'avance à 1 km/h et j'ai soif. Ce n'est pas grave, juste fatiguant, et ça fait parti du jeu cela aussi. Au moins, sur la fin, j'ai en recompese un passage de descente en rappel avec des chaînes installées sur la falaise, ce qui a un certain panache. J'arrive fatigué à 20h au bivacco, et la source indiquée sur la carte est à sec. J'étudie rapidement les différentes possibilités d'adaptation, et tant pis, je ne vais pas marcher encore une heure ou deux pour trouver de l'eau : je prends l'eau croupie d'un viel abreuvoir et bouche progressivement mon filtre avec. J'ai alors suffisamment d'eau potable, et prendrai le temps nécessaire pour déboucher mon filtre au prochain point d'eau courante. L'aventure est une pièce à deux faces dans laquelle on met les deux pieds. Après cette longue après-midi éreintante alors que l'idée initiale était de me reposer, j'ai à ma disposition un bivacco juste pour moi, de quoi me restaurer, et la soirée devant moi. Je me fais un beau feu dehors sur lequel je cuisinerai un bon repas. Quelqu'un a laissé la fin d'une bouteille de shnaps, j'en ferai mon affaire. Je savoure tout ça en contemplant mon feu et les étoiles d'une belle nuit claire sur les montagnes, en écoutant de la musique, sans me soucier de l'heure. Je l'ai, mon moment de détente.
En quittant le Val Grande je m'offre une nuit à l'hôtel pour un check-up corporel et surtout matériel. Au-delà du confort d'avoir de l'eau chaude pour me laver la tête et me raser, j'ai surtout besoin d'eau chaude et d'un espace pour laver tout mon matériel. Cela me prend une demi-journée. Je descends ensuite longuement vers Locarno et passe la frontière Suisse. Je ne dormirai pas à Locarno même mais dans la forêt qui surplombe la ville et l'immense laggo Maggiore entre la Suisse et l'Italie. J'ai un super point de vue, un beau coucher de soleil, les promeneurs sont rentrés chez eux, je dors à la belle étoile. Juste au dessus de la ville dans une petite forêt, je suis impressionné par la quantité et la diversité de bruits d'animaux autour de moi. Insectes, oiseaux, chevreuils, une vie nocturne dense dont les sons me captivent. J'entends un raffut derrière moi, je jete un œil avec ma lampe frontale : toute une fraterie de marcassins qui marche entre les fougères plus hautes qu'eux. Je ne sais pas combien ils sont, beaucoup. Je suis partagé entre l'envie de continuer à les observer et l'inquiétude de me demander si la mère est dans les parrages. Après un moment, j'envoie quelques cailloux dans leur direction pour leur faire peur et éviter qu'ils ne reviennent me déranger pendant la nuit. Me voilà en Suisse pour quelques jours avant de repasser côté italien.
Lors de cette section j'ai eu d'autres petites galères ou moments difficiles, sans panique. Des moments qu'il faut toujours savoir accueillir sans résistance et auxquels s'adapter. Un soir par exemple, je m'installe à la belle étoile au bord d'un chemin, sous une falaise oblique qui me protège de la pluie. Au moment d'aller dormir, je vois que vivent sur la falaise de nombreux scolopendres, araignées... et scorpions. Il pleut et je suis fatigué, je n'ai pas très envie de remballer mes affaires et de repartir, mais je ne veux pas non-plus prendre de risque. J'appelle une amie qui s'y connaît un peu, ces bestioles ne sont pas dangereuses. Je bricole un système pour installer ma moustiquaire au-dessus de moi et peux fermer les paupières, tout va bien. La sérieuse difficulté qui m'est tombée dessus est de ne plus avoir le goût et la motivation de continuer. Des pensées qui me disent que j'en ai assez de la solitude, qu'après cinq mois de marche en solitaire j'atteins le maximum de ce qu'il me plaît, que j'ai mis la barre trop haute. Au début je comptais partir de Strasbourg, je serais alors déjà dans les balkans et approcherais la ligne d'arrivée. Là j'en ai marre alors que je suis resté dans des pays frontaliers de la France ou en France, et que je serai dans les balkans en hiver. Rien ni personne ne m'oblige à continuer, mais je n'envisage pas l'idée d'arrêter. Disons que j'envisage de l'envisager... Puis je ne sais vraiment pourquoi, jaccepte la situation, c'est la meilleure attitude à avoir, sans comparer, sans attentes. Je me reconnecte aux motivations intérieures de cette marche, qui sont de l'ordre du rêve et donc floues, fantasmées, un peu mystiques et propices au doute, mais aussi puissantes et viscérales. Je suis alors content d'être là, j'ai hâte de la suite, et alors même que je pensais avoir atteint mes limites, m'être surestimé et avoir placé la barre trop haute, à présent Istanbul me paraît bien trop proche pour satisfaire ma soif d'aventure. Ma motivation semble sans limite et je me sens invinsible. On parle souvent du fait de sortir de sa zone de confort et de dépasser ses limites. Ça me parle. En plus de les dépasser, je pense qu'on peut aussi parler de les accepter, ou simplement de les explorer. D'un sentiment de découragement à celui d'un engouement inébranlable, je prends conscience avec plus de recul de l'existence de ces différentes humeurs, sans me projeter avec certitude sur leur issue mais en laissant cela au futur. Cette houle intérieure résonne avec ce passage de 'La longue route' de Bernard Moitessier, qui relate l'expérience de l'auteur d'un tour du monde en voilier en solitaire en 1968, et dont la lecture m'accompagne :
"Restent Leeuwin et le Horn. Non... reste Leeuwin seulement. Une chose à la fois, comme du temps où je construisais Joshua. Si j'avais voulu construire tout le bateau, l'énormité de la tâche m'aurait écrasé. Il fallait tout mettre dans la coque seulement, sans penser au reste. Le reste viendrait ensuite... avec l'aide des dieux. C'est un peu la même chose pour un tour du monde sans escale, je crois que personne n'a les moyens, au départ, de le réussir. Reste Leeuwin... et toute ma foi."
Je quitte enfin le Val d'Aoste et pénétre dans la région du Piemonte. Comme jusqu'à présent dans les Alpes, la moyenne du dénivelé des montées et descentes d'une vallée à l'autre, d'un col à l'autre, est en moyenne de 1000 mètres, souvent plus. C'est fatiguant. Je convoite les rares sections où je reste en altitude avec des montées et descentes plus modérées, sans devoir redescendre très bas et avec ainsi la possibilité de profiter plus longtemps de l'ambiance d'altitude. Ainsi sont la géologie, immuable, et mon itinéraire, que j'adapte continuellement. Je traverse une nouvelle fois des zones très touristiques où je me sens étranger, ce que je suis, mais dans ces endroits pas de façon agréable. Être seul peut être plaisant ou pesant, mais ce qui est pire que de me sentir seul, c'est d'être entouré d'autres humains sans interagir. Il y a des endroits avec des gens de toute l'Italie, de toute l'Europe, voire du monde entier, mais chacun est avec son conjoint, sa famille, pour les quelques jours de vacances réservés et planifiés, étrainant le matériel flambant neuf utilisé peut-être pour la première et dernière fois. Là aussi, passer au travers des stations touristiques et sous un téléphérique menant à un restaurant à 3000m d'altitude peut être amusant ou pénible, ou parfois un peu des deux. Au-delà d'être particulièrement sensible et critique, pourquoi concentrer ces activités dans des espaces exclusivement dédiés qui semblent avoir été choisis au hasard ? Tout d'un coup, après un col, il n'y a plus aucun touriste étranger, mais une population rurale et des beaux sentiers de randonnée utilisés par les gens du coin ainsi que par les citadins des villes les plus proches, qui viennent dans leur terrain de jeu familier profiter d'une journée ou d'un week-end en montagne. De Carcoforo à Pieve Vergonte, je croise et rencontre plein de personnes sympathiques, qui ne manquent pas une occasion de m'offrir un café ou un génépi. Une matinée avec Paolo et Gabriele, très généreux et enthousiasmés par ma marche, marque un réel regain de motivation et de joie de marcher, au-delà sinon d'avancer juste pour avancer. À Calasca je m'arrête en fin d'après-midi en entendant de la musique dans une église. Un trio répète leur concert du soir. Je m'arrête alors là pour la soirée et la nuit. J'assiste à un beau concert d'un répertoire sud-américain interprété à la flûte, guitare classique et percussions par des musiciens virtuoses. Je dors sous le porche de l'église, et repars de bonheur pour une longue journée de marche.
Je quitte le Piemonte et me retrouve dans le Val Formazza. J'ai deux possibilités pour rejoindre Locarno au Nord du laggo Maggiore : descendre à Verbania et longer le lac, ou bien traverser le Parque Natural de Val Grande. Je choisis cette seconde option et monte dans ce nouveau petit massif, qui est dit-on la plus grande réserve natuelle d'Europe. Après une longue journée de 25 km et 2200m de dénivelé positif pour arriver dans le parc, je prevois de faire des demi-journées de marche pour prendre le temps de me reposer et d'apprendre l'italien à l'aide d'un manuel téléchargé sur ma liseuse. Ce ne sera pas le cas puisque j'aurai toujours de la compagnie dans les bivaccos où je passe mes nuits. Ces bivaccos sont les refuges non gardés italiens, très bien entretenus et respectés. Il y en a beaucoup en Italie, et particulièrement dans le Val Grande. Décidément, en dehors zones très touristiques, tous les italien•nes que je rencontre sont super sympas ! Une chance pour moi, l'anglais est couramment parlé, ce qui ne m'encourage toutefois pas à apprendre l'italien qui est une si belle langue. Je marche dans de paisibles forêts de hêtres, dont l'ombre permet d'avaler du dénivelé sans difficulté. Dans les hauteurs, je vois l'étendue du laggo Maggiore, et au loin, Milano et la plaine au Sud des Alpes. C'est à me demander pourquoi je passe par les montagnes pour me diriger vers l'Est. Pour être dans ce genre d'endroits justement. Lors de la dernière journée dans le parc, je pensais à nouveau marcher un peu puis arriver tôt à un bivacco, mais les 6 derniers kilomètres empruntent un sentier délicat qui n'existe presque plus. Ce n'est pas spécialement dangereux, mais je trébuche sans arrêt sur ce sol ondulé à flanc de montagne, couvert de buissons et d'herbes hautes. J'avance à 1 km/h et j'ai soif. Ce n'est pas grave, juste fatiguant, et ça fait parti du jeu cela aussi. Au moins, sur la fin, j'ai en recompese un passage de descente en rappel avec des chaînes installées sur la falaise, ce qui a un certain panache. J'arrive fatigué à 20h au bivacco, et la source indiquée sur la carte est à sec. J'étudie rapidement les différentes possibilités d'adaptation, et tant pis, je ne vais pas marcher encore une heure ou deux pour trouver de l'eau : je prends l'eau croupie d'un viel abreuvoir et bouche progressivement mon filtre avec. J'ai alors suffisamment d'eau potable, et prendrai le temps nécessaire pour déboucher mon filtre au prochain point d'eau courante. L'aventure est une pièce à deux faces dans laquelle on met les deux pieds. Après cette longue après-midi éreintante alors que l'idée initiale était de me reposer, j'ai à ma disposition un bivacco juste pour moi, de quoi me restaurer, et la soirée devant moi. Je me fais un beau feu dehors sur lequel je cuisinerai un bon repas. Quelqu'un a laissé la fin d'une bouteille de shnaps, j'en ferai mon affaire. Je savoure tout ça en contemplant mon feu et les étoiles d'une belle nuit claire sur les montagnes, en écoutant de la musique, sans me soucier de l'heure. Je l'ai, mon moment de détente.
En quittant le Val Grande je m'offre une nuit à l'hôtel pour un check-up corporel et surtout matériel. Au-delà du confort d'avoir de l'eau chaude pour me laver la tête et me raser, j'ai surtout besoin d'eau chaude et d'un espace pour laver tout mon matériel. Cela me prend une demi-journée. Je descends ensuite longuement vers Locarno et passe la frontière Suisse. Je ne dormirai pas à Locarno même mais dans la forêt qui surplombe la ville et l'immense laggo Maggiore entre la Suisse et l'Italie. J'ai un super point de vue, un beau coucher de soleil, les promeneurs sont rentrés chez eux, je dors à la belle étoile. Juste au dessus de la ville dans une petite forêt, je suis impressionné par la quantité et la diversité de bruits d'animaux autour de moi. Insectes, oiseaux, chevreuils, une vie nocturne dense dont les sons me captivent. J'entends un raffut derrière moi, je jete un œil avec ma lampe frontale : toute une fraterie de marcassins qui marche entre les fougères plus hautes qu'eux. Je ne sais pas combien ils sont, beaucoup. Je suis partagé entre l'envie de continuer à les observer et l'inquiétude de me demander si la mère est dans les parrages. Après un moment, j'envoie quelques cailloux dans leur direction pour leur faire peur et éviter qu'ils ne reviennent me déranger pendant la nuit. Me voilà en Suisse pour quelques jours avant de repasser côté italien.
Lors de cette section j'ai eu d'autres petites galères ou moments difficiles, sans panique. Des moments qu'il faut toujours savoir accueillir sans résistance et auxquels s'adapter. Un soir par exemple, je m'installe à la belle étoile au bord d'un chemin, sous une falaise oblique qui me protège de la pluie. Au moment d'aller dormir, je vois que vivent sur la falaise de nombreux scolopendres, araignées... et scorpions. Il pleut et je suis fatigué, je n'ai pas très envie de remballer mes affaires et de repartir, mais je ne veux pas non-plus prendre de risque. J'appelle une amie qui s'y connaît un peu, ces bestioles ne sont pas dangereuses. Je bricole un système pour installer ma moustiquaire au-dessus de moi et peux fermer les paupières, tout va bien. La sérieuse difficulté qui m'est tombée dessus est de ne plus avoir le goût et la motivation de continuer. Des pensées qui me disent que j'en ai assez de la solitude, qu'après cinq mois de marche en solitaire j'atteins le maximum de ce qu'il me plaît, que j'ai mis la barre trop haute. Au début je comptais partir de Strasbourg, je serais alors déjà dans les balkans et approcherais la ligne d'arrivée. Là j'en ai marre alors que je suis resté dans des pays frontaliers de la France ou en France, et que je serai dans les balkans en hiver. Rien ni personne ne m'oblige à continuer, mais je n'envisage pas l'idée d'arrêter. Disons que j'envisage de l'envisager... Puis je ne sais vraiment pourquoi, jaccepte la situation, c'est la meilleure attitude à avoir, sans comparer, sans attentes. Je me reconnecte aux motivations intérieures de cette marche, qui sont de l'ordre du rêve et donc floues, fantasmées, un peu mystiques et propices au doute, mais aussi puissantes et viscérales. Je suis alors content d'être là, j'ai hâte de la suite, et alors même que je pensais avoir atteint mes limites, m'être surestimé et avoir placé la barre trop haute, à présent Istanbul me paraît bien trop proche pour satisfaire ma soif d'aventure. Ma motivation semble sans limite et je me sens invinsible. On parle souvent du fait de sortir de sa zone de confort et de dépasser ses limites. Ça me parle. En plus de les dépasser, je pense qu'on peut aussi parler de les accepter, ou simplement de les explorer. D'un sentiment de découragement à celui d'un engouement inébranlable, je prends conscience avec plus de recul de l'existence de ces différentes humeurs, sans me projeter avec certitude sur leur issue mais en laissant cela au futur. Cette houle intérieure résonne avec ce passage de 'La longue route' de Bernard Moitessier, qui relate l'expérience de l'auteur d'un tour du monde en voilier en solitaire en 1968, et dont la lecture m'accompagne :
"Restent Leeuwin et le Horn. Non... reste Leeuwin seulement. Une chose à la fois, comme du temps où je construisais Joshua. Si j'avais voulu construire tout le bateau, l'énormité de la tâche m'aurait écrasé. Il fallait tout mettre dans la coque seulement, sans penser au reste. Le reste viendrait ensuite... avec l'aide des dieux. C'est un peu la même chose pour un tour du monde sans escale, je crois que personne n'a les moyens, au départ, de le réussir. Reste Leeuwin... et toute ma foi."