L'improbable voyage à vélo de Besançon au cap Nord en 2022.
À Caroline ma fille et à Gaël mon petits-fils,
De Besançon au cap Nord… Chiche !
Partir en solitaire, un défi pour un si long voyage !
« Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas » Lao-Tseu.
Il faut donc relever la bravade par un premier coup de pédale. Mes premiers voyages à vélo de cinq-cents kilomètres sur des durées courtes m’ont fait découvrir ce qui m’apportait de l’étonnement et de multiples surprises et surtout ce qui me procurait un véritable sentiment de liberté. Au fur et à mesure j’ai allongé mes distances avec néanmoins un sentiment de frustration, car à mon retour, ce n’était jamais assez…
Ce sera mon plus long voyage. Si je cumule tous les kilomètres que j’aurai faits depuis mon premier coup de pédale il y a déjà quelques années, j’aurai bouclé environ vingt-quatre-mille kilomètres soit 60 % du tour de l’Équateur.
J’ai traversé dix pays de Saint-Nazaire à Constanta en Roumanie, j’ai suivi le Rhin d’Andermatt à Rotterdam, j’ai fait deux fois le tour de Bourgogne dont l’un avec mon petit-fils Gaël. Au cours d'un tour de la France, j’ai rejoint la côte Atlantique par la Camargue, le canal des Deux-Mers puis je suis remontée jusqu’à Saint-Nazaire et j’ai terminé par L’EuroVelo 6 jusqu’à Besançon.
Et début avril, en guise de reprise d’entraînement, j’ai aussi fait le tour d’Alsace, petite balade de sept-cents kilomètres… Enfin, pour ne pas perdre les bons réflexes et les muscles, petits moteurs qu’il faut indispensablement garder en forme, j’ai pris l’habitude de me rendre à vélo chez mes amis à Strasbourg, en Suisse… avec Gaël, grand garçon de cinq ans, qui m’accompagne dans sa remorque à vélo à pédales.
Tous ces voyages ont été l’occasion de faire des rencontres magiques, de découvrir des paysages magnifiques, avoir des surprises émouvantes. Quand je pédale, j’éprouve un grand sentiment de liberté. Je deviens philosophe, poète, artiste. Je partage mes réflexions et mes sentiments, mes efforts aussi, avec les cyclotouristes qui m’accompagnent quelquefois sur des dizaines de kilomètres. Certains me disent que croiser une dame de mon âge -j’ai soixante-huit ans- seule, partant si loin, les aide et les motive. Moi aussi je suis très motivée et je continue, le nez au vent et les sourires dans mon baluchon. Quand je rejoins mon point de chute, je retrouve quelques-unes de ces rencontres et je découvre d’autres cyclotouristes avec qui nous échangeons sur nos expériences.
Mais le plus amusant et un peu flatteur aussi je l’avoue, c’est de lire dans le regard de certains l’étonnement, l’admiration et le respect. Parfois même, on me perçoit comme une personne perchée à l’âme romantique. Mais tous font preuve d’humanité, ils sont accueillants, aimables, généreux et surtout admiratifs !
Certaines amies m’ont attribué le terme de jeunior. D’autres sont subjuguées. Rares sont celles qui me regardent d’un air circonspect voire dubitatif. Ma fille Caroline, qui sait que je n’outrepasserai pas mes capacités physiques, me fait confiance et c’est important. De cette façon, je pars tranquille, l’esprit léger.
Quant à Gaël, mon petit-fils, adepte de cyclotourisme depuis nos échappées complices, il sera penché sur les cartes, à tracer mon parcours et à dessiner des campings et des restaurants ! Mais je sais qu’au fond de lui, il aimerait partir avec moi parce qu’il est sûr que je vais voir le père Noël au cap Nord et pouvoir cueillir les cadeaux poussant sur le sol comme autant de fleurs magiques.
Enfin, pour mon retour, fin août 2022, lorsque je prendrai l’avion à Alta, mes sacoches, mon cœur, ma tête, mes jambes aussi, seront pleins de souvenirs de rencontres, de paysages, de saines fatigues qui me rendront heureuse et fière d’avoir fait ce que j’aurai fait en trois mois et demi.
Quand : 15/05/22
Durée : 94 jours
Durée : 94 jours
Distance globale :
5638km
Dénivelées :
+26238m /
-26332m
Alti min/max : -1m/488m
Carnet publié par Jacqueline25
le 09 mai 2022
modifié le 14 avr.
modifié le 14 avr.
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Vue d'ensemble
Le topo : Section 16. Du 21 juillet au 27 (mise à jour : 14 avr.)
Distance section :
398km
Description :
Ågskardet / Forøya / Reipå / Kjøpstad / Salstraumen / Loding / Bodø / Îles Lofoten / Moskenes / Leknes / Valberg
Le compte-rendu : Section 16. Du 21 juillet au 27 (mise à jour : 14 avr.)
Jour 68 - Jeudi 21 juillet 2022
Ågskardet / Forøya / Reipå / Kjøpstad / Salstraumen
120 Km
Le Saltstraumen et l’équipe de champions.
Paul et moi sommes aux premières loges pour prendre le ferry ce matin. Nous sommes ravis d’avoir été à l’abri, car le bruit de la pluie a accompagné notre nuit et elle est toujours là ce matin. Je dépasse un camping où sont encore endormis mes camarades de route à six kilomètres, j’y étais presque ! Maudits horaires ! Mais cela a été l’occasion de faire plus ample connaissance avec Paul.
Je me hâte aujourd’hui. J’ai cent kilomètres à parcourir dans la journée pour admirer le Saltstraumen, le fameux tourbillon, le plus puissant maelström du monde.
Impatiente, je prends la route. Je suis à peine plus haut que le fjord, et tout à coup, je le vois aussi celui-là tout en haut de la montagne. Je le regarde, je vois sa gueule noire béante et ses babines mal dessinées. Je pédale ardemment en pensant à lui, tellement obnubilée que je ne cherche pas à poser le pied à terre. Le dénivelé est fort, mais qu’importe. Il est loin encore, j’ai le temps de fabriquer ma peur. Je regrette que l’équipe des champions ne soit pas avec moi pour l’affronter. Mais j’ai ma super lampe laser.
Et brusquement je lève la tête, je sors de mes pensées. Quelle surprise ! Le voilà ! Ses lèvres sont bien ourlées, symétriques et harmonieuses et une belle chevelure de rochers, s’envole sur sa gauche. Je vois la clarté, la vie à son extrémité. Un tunnel de rien du tout ! Parfois, quand on voyage en solitaire il est bon de s’inventer des histoires pour tenir toute la journée juchée sur son vélo. Bon ! J’espère ne pas devenir délirante à mon retour.
Peu après le tunnel, l’équipe de champions arrive. Je me suis arrêtée au bord de la route. Je photographie une imposante cascade. Cela tombe bien car je peux les observer. Ils sont essoufflés, ils ahanent, ils ont l’air éreinté. Ces garçons sportifs sont très souvent en dehors de leur zone de confort. Je pense alors, qu’avec mon système de poussage et pédalage, je ne suis jamais fatiguée en haut d’une côte. Pourtant, ici, je n’ai pas mis le pied au sol et je ne suis pas essoufflée ! Quel plaisir de les revoir ! On ne s’arrête jamais très longtemps après l’effort car nous sommes vite transis par le froid. Nous repartons, le peloton en avant avec son effectif de cinq et moi seule derrière et vite distancée.
J’approche ! J’y suis presque ! Il est 18h30. Ils n’ont pas tant d’avance sur moi. Ils s’arrêtent régulièrement. Je ne m’arrête presque jamais. J’attribue à mes marches forcées le terme de pauses. Ils sont arrivés sur l’immense pont avant la ville de Bodø. Ils se sont bien amusés quand ils ont aperçu au loin, très loin, une forme lumineuse, jaune, descendant à toute vitesse, me diront-ils, le flanc de la montagne d’un des fjords de cette région. Ils savaient, à juste titre, que c’était moi. À mon arrivée, ils m’applaudissent, m’acclament : « Jacqueline ! Jacqueline ! ».
Moralité, il faut arriver le dernier, ou la dernière, pour produire un effet considérable. Paul et Stéphane sont là aussi. Paul leur avait dit que je ne réussirais pas à arriver jusqu’ici aujourd’hui, que c’était trop difficile. En effet tout était au rendez-vous, la pluie, le vent, les tunnels, les ponts, une longue distance. Je fais la connaissance de Sarah et Joris. Après bien des congratulations, il ne nous reste plus qu’à admirer le Saltstraumen. Au moment de la marée, les eaux des fjords rencontrent la mer. Les maelströms puissants dessinent dans l’eau des figures endiablées. Cependant, on n’est pas arrivés au bon moment pour être subjugués.
Youn, Emiel, Juan Carlos et Rafael pêchent chaque soir. Ils se sont acheté des cannes à pêche durant leur voyage. Quelle bonne idée ! Ewen n’aime pas le poisson, il ne pêche donc pas. On s’entend bien, on s’accorde bien, on s’aime bien ! Rafael et Juan Carlos, quadragénaires, pourraient être mes fils. Emiel, Youn, Ewen, dans la bonne vingtaine ont l’âge d’être mes petits-fils. Mus par le même objectif, nos différences générationnelles sont estompées.
De G à D : Youn et Ewen Bretons ; Juan Carlos Espagnols, Emiel Hollandais, Rafaell Espagnol et moi prenant la photo la doyenne solitaire, la seule de mon âge partant seule au cap Nord.
Jour 69 - Vendredi 22 juillet 2022
Salstraumen / Loding / Bodø
40 Km
La fiesta de la nuit de vendredi à Bodø.
Je quitte le camping en même temps que mes cinq camarades. Je ne me mets pas en colonne avec eux pour monter le pont, leur cadence est déjà rapide. Je pensais n’avoir que quelques kilomètres à parcourir jusqu’à Bodø, mais cette étape de quarante kilomètres me semble interminable.
Je croise Mathieu, barbu, accompagné de deux jeunes allemands, barbus aussi. La barbe est un trait du voyageur. À la longueur de celle-ci, on peut évaluer le temps passé depuis le départ. Parti de Nice à vélo il y a quatre mois, Mathieu est passé par la Turquie pour se rendre ensuite au cap Nord. Attachés à leurs sacoches, lui et ses deux acolytes ont en grande quantité des légumes, des fruits, des viennoiseries. Ils se procurent leur nourriture gratuitement.
La nourriture en Norvège est très aseptisée, tout est emballé dans de la cellophane ou en barquettes. Je n’ai jamais vu de marchés. Ici les cyclos se donnent le mot, il faut prendre la nourriture dans les poubelles des supermarchés, nourriture qui n’est pas avariée, même pas défraîchie, parfois à peine périmée. Les garçons utilisent ce moyen, ils ont des fruits et des légumes à profusion, du pain, des viennoiseries, de la charcuterie… Ils ont rencontré des difficultés à s’y mettre mais ils ont pris l’habitude après tant de kilomètres en Norvège. Pas moi ! Je suis trop âgée pour plonger dans les poubelles.
À peine arrivés, les garçons me téléphonent, ils ont trouvé une chambre commune à huit lits à l’auberge internationale des voyageurs au centre de Bodø, pour quarante euros chacun. Parfait ! Inutile de dire que je suis la seule fille dans la chambre parmi ces sept garçons. En cette fin d’après-midi, nous passons un excellent moment dans le salon commun de l’auberge. Certains d’entre nous jouent aux dés, d’autres discutent. On boit de la bière et un alcool fort norvégien à base de pommes de terre et mis en fûts parfumés à la cerise.
L’alcool en Norvège se trouve seulement dans les Vinmonopolet, qui ont le monopole de la vente d’alcool. C’est un organisme d’État dirigé par le ministère de la santé dont la création remonte à 1922. L’alcool est cher, taxé, cela fait partie de l’action sanitaire antialcoolisme. Les garçons savent où se procurer les boissons alcoolisées.
En un tour de main ils préparent le dîner. Avec leur poisson pêché du jour, les cuisiniers hors pair qu’ils sont, les repas partagés avec eux sont toujours extrêmement appétissants. Je suis une médiocre cuisinière. Ils sont d’ailleurs surpris qu’une dame de mon âge ne sache pas cuisiner. Encore un poncif qu’ils doivent abandonner. Ils prennent soin de moi, ils refusent que je fasse le moindre effort en dehors de mes journées de pédalage. Plus tard au cours du voyage, Stéphane utilisera l’expression de Reine mère en parlant de moi.
Je peux enfin ressortir ma robe à paillettes de ma sacoche. Heureusement qu’elle est infroissable. Leur premier regard sur moi est assorti d’un espiègle « Hé ! hé ! ».
Tout naturellement, dans la soirée, ils m’entraînent faire la fête avec eux. Bodø est une petite ville. Les garçons dénichent les meilleures adresses pour notre soirée de noctambules. Nous nous installons dans un café. Les jolis lampadaires rabattent leur lumière sur le zinc du bar qui renvoie une agréable couleur jaune aurore. Le billard, lui aussi, est éclairé d’une douce atmosphère vert forêt. Cela confère au lieu une ambiance particulière, paisible, appelant au chuchotement. Certains d’entre nous jouent au billard dans la lumière du tapis vert. Je reste attablée avec Youn à discuter de sa mère institutrice, de sa grand-mère qui se prénomme aussi Jacqueline. Il me demande d’envoyer un message à sa mère, inquiète de le savoir parti si loin.
Nous changeons de lieu pour une boîte de nuit, à l’éclairage rouge cette fois-ci. Je suis la seule à porter des tongs dans le cercle polaire pour cette soirée, mais j’évite la disgrâce grâce à ma robe à paillettes. Tout le monde est jeune, je ne passe donc pas inaperçue. Nous nous offrons des tournées de bière. Je gère tant bien que mal, mais heureusement je sauve en grande partie mon honneur, car je ne finis jamais mes verres, ils s’en chargent. Le prix n’incite pas au gaspillage. Ewen m’apprend qu’ils m’appellent « Jacqueline la Machine ». Je danse un rock endiablé avec Juan Carlos. Il me demande d’où je tiens toute cette énergie. Une Samie vient danser avec moi et d’autres filles m’invitent aussi. Tout le monde est extrêmement bienveillant avec nous. Ils savent que nous sommes partis de loin à vélo pour rejoindre le cap Nord.
Nous faisons la fermeture. Personne ne marche droit, nous comme les Norvégiens. On rit, on parle, certains titubent un peu, on est heureux ensemble. Heureusement car nous sommes si loin de nos maisons dans le Grand Nord et de surcroît à vélo. Trois voitures de « Politi » sont stationnées à proximité. C’est du superflu car les Norvégiens sont réputés pour être des personnes calmes, tranquilles, pacifiques et cela se perçoit. Il y a si longtemps que je n’étais pas allée en boîte, je ne me rappelais pas non plus avoir bu plus d’un verre, ou bien deux…
Quelle merveilleuse soirée et nuit avec mes compagnons temporaires de voyage !
Nous rentrons à quatre heures du matin. Nous tentons de ne pas faire trop de bruit, deux motards dorment dans la chambre depuis longtemps déjà. Ils nous avaient demandé d’être discrets à notre retour. Ils avaient sans doute repéré que mes compagnons étaient de gais lurons.
Demain, plus précisément tout à l’heure, nous prenons le ferry pour les îles Lofoten.
Jour 70 - Samedi 23 juillet 2022
Bodø / Îles Lofoten / Moskenes
10 Km à vélo et 100 km de ferry
Un réveil difficile et brutal.
Le réveil est difficile et brutal. Nous prenons le ferry à onze heures pour les îles Lofoten. Les yeux ne sont pas tout à fait en face des trous, mais on est prêts à l’heure. Le ferry est immense. Il a deux cales pour les véhicules. C’est le bal des camping-cars, de vrais mastodontes partant pour les Lofoten. Je remarque parmi eux un gros camion vert pastel, haut perché sur ses roues, un vieux camion en acier des années cinquante. Il est couvert à l’arrière de drapeaux, d’autocollants. Ce sont des Allemands Babas-Cool au volant, encore plus vieux que leur camion. Je me souviens d’eux. Ils me klaxonnent amicalement en me doublant depuis un certain temps. Notre traversée dure quatre heures. C’est parfait ! Rafael et moi pouvons constater que nos camarades sont épuisés, rompus, ils dorment tous les quatre.
Progressivement les îles s’imposent à nous.
Ewen et moi n’arrivons pas à sortir de cet imbroglio de camping-cars, nous sommes coincés entre ces mastodontes et le côté de la cale du ferry. Nous ressentons notre vulnérabilité, rien ne nous protège. Fort heureusement le responsable de la sécurité veille, et inquiet pour nous, il vient à notre aide. Il stoppe net les camping-cars. C’est la loi c’est comme ça ! Les cyclistes sont prioritaires !
Lorsque nous arrivons au camping de Moskenes, les innombrables camping-cars nous ont devancés. Ils sont en file indienne devant la réception. Je comprends alors qu’il sera difficile pour nous de circuler à vélo sur les îles Lofoten…
Le camping est aménagé en terrasses. Il est très agréable. Beaucoup de marcheurs sont regroupés ici. Moskenes est la plaque tournante du tourisme norvégien.
À ma grande surprise, je retrouve dans ce camping de nombreux cyclo-voyageurs rencontrés depuis Trondheim. Marine, Damien et leurs chiens, Marion et Gauthier le sensitif, Stéphane qui ne jure que par son vélo Gravel, Paul l’écossais et son humour plein de finesse… Ils ont pour la plupart parcouru la côte depuis le sud. Il est étonnant que nous ne nous soyons pas rencontrés dans les premières régions que j’ai traversées en Norvège !
Emiel, Youn, Rafael et Juan Carlos partent en fin de journée à la pêche. Je n’ose m’aventurer au bas des rochers avec eux. Ils sont encore de vrais cabris, moi non ! Leur pêche est miraculeuse, vingt maquereaux pour notre dîner, en partie distribués aux autres cyclo-voyageurs.
Jour 71 - Dimanche 24 juillet 2022
Moskenes
30 km à pied
Jacqueline la Machine.
Je vais séjourner dans l’archipel des Lofoten et Vesteralen pendant deux semaines. Je vais traverser de multiples îles aux sonorités particulièrement agréables. Elles sont toutes reliées entre elles par des ponts et des tunnels.
C’est un monde à part, incontournable lorsque l’on visite la Norvège.
Je m’octroie une journée pour faire l’ascension du Reinebringen de 1664 marches. Ordinairement, gravir les marches n’est pas mon fort ! Mais il est dit que la vue est absolument splendide depuis ce sommet.
Je pars à pied du camping. Je m’égare. Et je me retrouve à six kilomètres de l’endroit escompté. Je demande mon chemin à des messieurs, retraités, attablés devant une supérette « Joker ». L’un d’eux me propose de m’accompagner en voiture jusqu’au sentier menant aux marches. Nous échangeons pendant le trajet. Autrefois, il était enseignant. Je lui énumère tous les pays que j’ai traversés pour arriver jusqu’ici à vélo. Je lui dis que dans le sud de la Norvège on m’appelait « La Française poussant son vélo dans les montagnes norvégiennes ».
Il me regarde ! Je lis la surprise dans son regard. Puis il se manifeste. Il rigole à gorge déployée. C’est une attitude norvégienne que j’ai déjà remarquée lorsque je raconte mes péripéties. Pour me dire au revoir, il me tape dans la main avec ce geste très utilisé par des garçons complices ou lorsqu’ils scellent un lien. Quel monsieur sympathique !
Le soleil m’accompagne aujourd’hui. Ce n’est pas vraiment une randonnée comme on en fait habituellement. Le sentier est construit à flanc de montagne sur un kilomètres et demi, et monte à cinq-cents mètres d’altitude. Les marches en pierre sont irrégulières, plus ou moins hautes. Elles ont été construites en 2019 par des Sherpas népalais. La plus longue randonnée dans le pays compte trois mille marches et se trouve à Øyfjellet.
Tous ici veulent y arriver. Certains, beaucoup plus jeunes que moi, sont extrêmement essoufflés. Ils s’arrêtent fréquemment. Je monte lentement, tout en gardant jusqu’au sommet une respiration fluide, silencieuse. Je suis contente, j’ai vraiment acquis de bonnes aptitudes physiques depuis mon départ.
À la fin, il n'y a plus de marches mais un sentier, irrégulier, terreux, humide, glissant, bien pentu, avec un précipice de chaque côté. Je dois faire attention où je mets les pieds. Au bout, c’est ma victoire, une de plus. Je serai arrivée sans souffrir. Le village de Reine, construit sur une péninsule, est à mes pieds, loin en contrebas, situé dans le décor grandiose du Reinefjorden. Le village de pêcheurs est cerné de montagnes aux profils pointus. Le paysage est à couper le souffle.
Je suis enchantée, comblée, chanceuse d’être là. Mon long moment de gloire dans l’escalade a duré presque deux fois le temps escompté mais les paysages méritaient d’être longuement admirés.
Les garçons sont là aussi. Je reste un moment avec Youn, Emiel et Juan Carlos à profiter de cette vue époustouflante. Ewen est parti avec Rafael à la recherche de son drone égaré beaucoup plus haut dans la montagne du Reinebringen. Ils ont continué le long chemin glissant de la crête qui peut s’avérer très dangereux par endroits. Je suis un peu inquiète pour eux. Ils nous retrouvèrent plusieurs heures après, le drone porté avec triomphe au-dessus d’eux.
Youn me dit qu’ils essayaient de m’apercevoir montant ce long serpent de marches. Sans succès. Ils cherchaient une tache jaune. Mais aujourd’hui mon pull est fuchsia. Et surtout, les trois garçons gardent un esprit pragmatique et n’oublient pas les choses sérieuses… depuis le sommet, ils essaient de repérer le bar de Reine où nous nous retrouverons en fin d’après-midi.
La descente est pénible pour moi. Mes genoux ne sont plus très élastiques. Mais qu’est-ce qui m’avait pris à dix-huit ans de faire partie de l’équipe de foot féminine de Damprichard, avec mes cousines Cocotte et Chantal ?
Ma carrière de footballeuse fut brève, stoppée nette au cours d’un match, par une grave blessure au genou.
À l’époque, les moyens dont disposaient les médecins n’étaient pas ceux d’aujourd’hui, les techniques plus grossières, les gestes moins assurés peut-être et mon genou ne s’est jamais rétabli.
Avec le recul, je pense m’être trompée d’orientation sportive, j’aurais dû commencer une carrière à vélo ! Je les aurais dégommées mes cousines sportives… « Jacqueline La Machine » selon l’expression d’Ewen et « Jacqueline la Surpuissante » selon celle de Youn, c’est moi ! Enfin, heureusement qu’ils ne m’ont pas vue descendre les marches des Sherpas…
Je retrouve Lorena au cours de ma laborieuse descente. Lorena est, elle aussi, installée au camping. Elle est allemande, originaire de Mannheim et a vingt-huit ans. Elle est ingénieure en électricité et a pris un long congé de quatre mois. C’est la première fois qu’elle part seule. Elle voyage à pied, en bus, en train, en ferry. Elle est passée par la Suède avant d’arriver en Norvège. Son voyage se terminera en Islande. C’est une jolie jeune femme, très gentille. Sa douceur se reflète dans son sourire et dans ses beaux yeux verts.
Au bout de ma longue descente, en retrouvant le sol plat, il n’y a pas à dire, c'est un grand moment. Les marches, ça tire vraiment dans les cuisses et les genoux. Mais qu'est-ce que c'était beau là-haut !
Puis, après un long trajet à pied, nous retrouvons les garçons, Marion et Gauthier à Reine. Ces derniers ont fait l’ascension hier, et ils sont très ankylosés par des courbatures douloureuses.
À Reine, je m’achète une jolie canne à pêche rose fluo avec un moulinet d’un violet mordoré. Elle fait de l’effet auprès des garçons. Ils estiment que je me suis acheté un joli jouet.
Rira bien qui rira le dernier !
Jour 72 - Lundi 25 juillet 2022
Moskenes / Leknes / Valberg
78 km
La cyclo-voyageuse hurlante
Il est cinq heures du matin et je suis déjà debout, Juan Carlos aussi. Le jour permanent semble avoir détraqué nos horloges biologiques.
Le ciel est bleu, dégagé de tout nuage. Je pars, il est 6h30 du matin, le camping est encore endormi. Je ne suis pas fatiguée. Je ne sais pas où se loge ma fatigue. J’espère que jamais, elle ne se réveillera.
Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ouille ! Ouille ! Ouille ! Je suis percluse de courbatures au niveau des cuisses à la suite de ma randonnée d’hier. Marine et Damien, la grande sportive et le marathonien sont redescendus du Reinebringen en courant avec leurs chiens. Ils n’ont peur de rien… mais ils marchaient très péniblement hier !
Tout est calme, paisible sur l’île de Moskenesøya. Je contourne la presqu’île de Reine par de petits îlots reliés par des ponts. C’est étourdissant, tant c’est beau. Les silhouettes ciselées des falaises des fjords me dominent. Je traverse de petits ports, les maisons sont en bois comme partout ailleurs depuis Bergen. Le long de la mer, les rorbuer, jolies cabanes en bois des pêcheurs, forment des touches de couleur alignées.
Au printemps ce sont les morues, ces fameux poissons décapités, vidés et ouverts en deux qui sèchent sur de nombreuses claies en bois. Ce poisson séché sera exporté en grande partie vers le Portugal. En cette fin juillet, d’innombrables grappes de têtes suspendues aux claies, continuent leur déshydratation. L’odeur persiste. J’aime bien cette odeur. C’est étonnant car la plupart des odeurs me dérange.
J’achète, hors de prix, quelques sachets de morue séchée. Ces filets accompagneront l’apéritif de ce soir. Je dois en principe retrouver les garçons.
Le ciel se charge de nuages, la pluie fait son retour. Le temps change sans crier gare. L’île se réveille à mon grand dam. D’énormes camping-cars, de vrais mastodontes, s’approprient les routes. Ils roulent à toute vitesse. Ils sont fous ! Ils transforment la petite route en autoroute.
Ils sont Finlandais, Suédois, Allemands. Ils n’ont pas appris le code de la route norvégien. On les ralentit. Ils aimeraient que les cyclo-voyageurs n’existent pas. Ils sont dangereux, irrespectueux. Ils s’approchent trop près de moi, me frôlent, m’arrosent de gerbes d’eau sur leur passage. Je les maudis en les arrosant de mots cinglants. Ils ne m’entendent pas. Ils sont rapidement au loin. Ils ont oublié qu’ils sont sur une île. Ils ne savent pas que les paysages sont splendides même sous la pluie.
Tout à coup, un doux klaxon me renvoie à une réalité plus paisible. Une voiture reste patiemment à ma hauteur. C’est la famille avec les trois enfants dont j’ai fait connaissance au camping de Moskenes. Toutes les mains s’agitent hors de la voiture en de chaleureux coucous. Les enfants exultent, je suis un meilleur divertissement pour eux que le paysage.
Cette famille est vraiment un rayon de soleil au cours de ma matinée pluvieuse. Quel bonheur dans ce stress de la route !
La maman me dira ce soir qu’ils me cherchaient, et lorsque les enfants m’ont vue au loin, ils se sont agités et me montraient du doigt. Ils étaient joyeux, contents, ravis. Et moi donc…
Un grand merci à eux, ils ont égayé mon parcours.
Mais, oh ! Misère de misère, voilà encore un tunnel de plusieurs kilomètres à la sortie de l’île de Flakstadøya. Son entrée est sombre. Je ne lui fais pas confiance. Je reviens en arrière pour voir si je peux le contourner, mais c’est impossible. Il n’est pas interdit aux cyclistes. Un panneau demande aux véhicules de faire attention à nous. J’entre, je n’ai pas le choix.
Je suis rapidement entraînée dans ce trou noir. Son éclairage n’est pas suffisant. Je perçois un trottoir de l’autre côté de la chaussée. Il serait mon salut car je pourrais rouler plus tranquillement dessus, mais mes freins à mâchoires hydrauliques ne répondent pas correctement. La chaussée est glissante. Je n’arrive pas à m’arrêter. Je vais de plus en plus vite. Grâce à une descente vertigineuse, je comprends que je passe sous la mer. Je réalise aussi que tant que je n’aurai pas atteint le plancher sous-marin, je serai en danger.
C’est l’enfer ! J’ai peur…, plus que cela, je suis effrayée. Le bruit est étourdissant. Les mastodontes continuent leur course folle dans ce tunnel, qui en plus est en courbe. Je vais beaucoup trop vite moi aussi. Je suis couchée sur mon vélo, accrochée à mon guidon, hurlant de terreur chaque fois qu’un véhicule me double en me déséquilibrant. Je pense que je ne reverrai jamais ma famille.
J’ai l’impression qu’un trente-six tonnes fait ronfler son moteur derrière moi. Épouvantable ! Je me rends compte au bout d’un moment, au plus fort du bruit, qu’il n’y a de véhicules ni devant, ni derrière moi. Juan Carlos me dira ce soir que c’étaient les extracteurs d’air qui faisaient ce bruit assourdissant. Il a pensé lui aussi qu’il allait mourir au fond de ce tunnel. Son vélo, beaucoup plus léger que le mien, zigzaguait dangereusement chaque fois qu’un véhicule le doublait.
Je dois attendre, après ce qui me semble être une éternité, d’être au fond de la mer pour redevenir maître de ma bicyclette. Je m’empresse de traverser la chaussée pour atteindre et monter mon vélo sur le trottoir salvateur, et pousser mon vélo jusqu’à la sortie encore bien éloignée.
Je me sens enfin en sécurité, malgré l’obscurité du lieu, et le fait que je marche sur le trottoir, à contresens, dans un long tunnel très circulant. Lorsque je vois au loin le halo lumineux de la sortie, je sais que je vais bientôt sortir de ce bagne. Tout à coup, j’entends quelqu’un m’appeler. Quelle surprise et quel bonheur d’apercevoir dans la pénombre, derrière moi, Marion et Gauthier ! Ils savaient depuis un bon moment que j’étais moi aussi dans ce tunnel, car ils voyaient luire, loin devant eux, mon drapeau jaune. Ils ont pris le trottoir depuis le début, on leur avait donné l’information.
Peu après, dès sa sortie du tunnel dangereux, Youn m’appelle pour me dire de ne surtout pas prendre ce tunnel. Mais c’est trop tard, c’est fait ! Je n’ai parcouru que quelques kilomètres depuis, je l’attends. Il s’est lui aussi, senti en profonde insécurité, pédalant ardemment pour en sortir le plus vite possible. Emiel dira que c’était horrible. Quant à Ewen et Rafael, ils ont cassé leurs vélos (jante et rayons) au départ de Moskenes et ont pris le bus jusqu’à Leknes pour trouver un vélociste. Ils ont donc échappé à ça. J’apprendrai plus tard que ce tunnel est le Nappstraumtunnelen.
Nous nous retrouvons tous en fin d’après-midi au camping de Valberg sur l’île de Vestvågøya, où nous attendent deux chalets. La famille au doux klaxon est là aussi, leur grande tente est plantée face à nos chalets.
L’activité pêche nous remet de nos émotions de la journée. Pour ma première expérience de pêcheuse et après deux lancers, je casse en deux ma jolie canne à pêche rose fluo. Ma carrière est courte, décidément ! La pêche a été infructueuse pour chacun. Mais Ewen et Rafael nous préparent de succulentes crêpes salées et sucrées pour terminer cette journée.
Je n’exécute aucune tâche en leur compagnie. Je ne lève pas le petit doigt. Je suis considérée comme la Reine mère.
Jour 73 - Mardi 26 juillet 2022
Valberg
3 km
Les gaufres sont indissociables de l’identité et de la culture norvégiennes.
Je fais un peu plus ample connaissance avec la famille au doux klaxon. Les parents, Bhavesh, Dovile, et les enfants, Adela, Aurius, Aureja, habitent en Hollande depuis trois ans et vivaient en Californie auparavant. Le papa est ingénieur, il se déplace fréquemment. Nous faisons ensemble une petite séance photo. Adèla, une des gamines, demande à Emiel si je suis sa grand-mère ! Je sais que dorénavant je ne peux plus faire illusion…, la vérité sort de la bouche des enfants. Ils m’enverront par la suite, un gentil courriel. Merci à eux !
Je décide de rester aujourd’hui à Valberg. Youn, Ewen et Emiel pensent qu’ils ont, eux aussi, besoin d’un peu de repos et de calme dans le petit chalet confortable, un vrai petit cocon.
Nous assistons avec nostalgie au départ de Rafael et de Juan Carlos. Ils doivent continuer sans trop flemmarder jusqu’au cap Nord car Rafael a un impératif en août ; le travail ! Tous les deux sont professeurs.
Les trois garçons ont prévu une randonnée aujourd’hui. Moi, je dois écrire et mettre à jour mon blog de Carnet d’Aventures. Je prendrai aussi un moment pour pêcher avec la canne que m’a prêtée Youn.
Tout d’un coup, Sofia et Franck, les Canadiens rencontrés au Danemark, arrivent. Quelle belle surprise ! Quel bel hasard que nos routes se croisent ! Nous sommes ravis de nous revoir, nous sommes émus. Nous sommes restés en contact ces dernières semaines, un bon lien s’est tissé entre nous. De Trondheim ils ont pris le bus jusqu’à Tromsø. Là, ils ont retrouvé des amis cyclistes avec qui ils visiteront les îles Lofoten. Ils passeront ensuite par les îles Féroé pour terminer en Islande leur long voyage débuté au Portugal.
Plusieurs mois plus tard, au début de l’année 2023, ils sont partis visiter le sud de l’Afrique pendant six mois. Pas à vélo cette fois-ci… mais en Tuk Tuk ! commandé en Asie et livré directement à Johannesburg. De loin, j’ai l’immense privilège de suivre leur aventure tout à fait exceptionnelle.
Je resterai presque toute la journée dans la cafétéria. Mon carnet n’est pas encore à jour à la fin de la journée, je n’ai pas été très productive. Je n’ai pas pêché non plus car le vent s’est levé et a enfermé la région dans les nuages. Les montagnes font obstacle aux nuages de l’Atlantique nord provoquant d’inévitables précipitations.
En fin d’après-midi, les garçons rentrent de leur randonnée, ils ont ramassé des bolets en prévision du repas de ce soir.
Ils s’installent à la cafétéria autour d’un jeu fabriqué par Ewen. Le plateau de jeu est en piteux état, délavé, à peine lisible, les bords effrangés, usés par l’humidité et les frottements.
Ils veulent que je joue avec eux. Je décline leur invitation. Ils ne comprennent pas que je n’aie aucun plaisir aux jeux de cartes ou aux jeux de dés. Je décide de continuer à mettre à jour mon blog.
Cela agace Youn qui se comporte comme un parent réprimandant son enfant passant trop de temps sur son téléphone.
Je réussis à effacer une bonne partie de ma production par une malheureuse action. Je la réécris en pensant que cette deuxième mouture manque d’allant. Je leur lis mes écrits et je vois la satisfaction dans leurs yeux, lorsqu’ils comprennent qu’ils font partie de l’histoire que j’écris.
Un message des parents d’Emiel m’apprendra plus tard, qu’ils lisent eux aussi mon blog. Grâce à mon journal, ils me disent avoir été autorisés à faire partie de nombreux moments que les garçons et moi passons ensemble. Pour eux, c’est un très bel ajout aux histoires qu’ils reçoivent d’Emiel.
C’est une grande contrainte d’écrire chaque jour après une longue journée de pédalage. Je m’y oblige.
La vie est belle ! Nous prenons du bon temps ! Nous sommes réunis dans ce joli lieu, bien décoré, bien chauffé. Ils jouent, j’écris. Nous buvons des boissons chaudes. Nous dégustons de délicieux Mikos à batônnets, chacun a sa préférence. Nous apprécions les irrésistibles Vafler (gaufres), la spécialité que l’on trouve partout du nord au sud de la Norvège, dans les cafés, dans les restaurants, sur les ferries. Nous les garnissons sans parcimonie d’une appétissante garniture de confiture et de crème aigre. Elles sont en forme de cœur, irrésistibles, fines, très moelleuses, à la cardamone.
Puis viendra le temps du repas. Ils préparent une omelette aux bolets. Mais étaient-ce vraiment des bolets ? Ewen et Emiel seront malades durant la nuit. Youn et moi, nous dormirons du sommeil du juste.
Jour 74 - Mercredi 27 juillet 2022
Valberg – Rørvika – Henningsvær – Ørsvåg
72 km
Les forçats du cap Nord
Je pars encore très tôt ce matin. Les garçons dorment encore. Ils ont prévu d’aller à Eggum, à l’ouest de l’île. Je vais redevenir solitaire. Il fait un temps de chien, vraiment pire que d’habitude car le vent est là, puissant, violent et je l’ai de face. J’ai l’habitude de voir les nuages descendre ou passer entre deux montagnes. Aujourd’hui comme bien souvent, j’entre dans ces nuages. Ils m’enferment dans leur brouillard intense. Un crachin me mouille considérablement. Ses fines gouttelettes, poussées par le vent, viennent cingler mon visage avec violence, me donnant l’impression que de petites aiguilles s’enfoncent inexorablement dans ma peau.
Pour la première fois, je n’ai pas envie de repartir, j’ai envie de faire demi-tour et rentrer au chaud dans le chalet. Je me suis habituée aux garçons, ils vont me manquer, ils sont drôles, marrants, espiègles.
Emiel s’est mis au Français au contact des deux autres. Il a essentiellement appris les grossièretés de notre langue. C’est très hilarant de l’entendre. Le doux, gentil et poli Emiel a été bien dévergondé. Au contact de Youn et Ewen, personne n’y échappe, même pas moi.
Mais, au fur et à mesure de nos retrouvailles, je transformerai ses mots vulgaires en un florilège de mots désuets mais tellement plus poétiques !
Je pense que nous sommes des forçats du cap Nord.
Par tous les temps, il faut pédaler, se confronter aux éléments. Ce matin, j’ai l’impression que nous, cyclo-voyageurs, gagnons rudement notre liberté, notre bonheur, notre fascination face aux paysages, notre ressenti émouvant.
Mais ma nostalgie matinale est éphémère. Je ne suis pas seule sur la route. Il a repéré mon drapeau français et vient dans ma direction. C’est Jean, parti du cap Nord pour rejoindre Aix-en-Provence. Il a un problème avec l’axe de sa roue arrière. Il veut rejoindre Bodø aujourd’hui et faire réparer sa bicyclette. Il est un triathlonien comme Damien. Il peut donc faire plus de cent kilomètres face au vent, arriver tôt dans l’après-midi et prendre le ferry. Il ne fait que du camping sauvage.
Je remarque ses vêtements de la marque Gore, propres et en parfait état. Il me dit être protégé parfaitement de la pluie. Il a présenté son projet à Gore qui l’a équipé de la tête aux pieds. J’ai avec moi deux blousons de vélo de cette marque, je sais que c’est un excellent matériel, mais je n’ai pas pensé à me faire sponsoriser !
Je le préviens de la dangerosité du tunnel à quelques kilomètres de Leknes. Il m’avise que le vent est de 23 m/s sur le grand pont à proximité, cela correspond à 82,3 km/h. Mince alors ! Saperlipopette ! Je risque bientôt de m’envoler !
Peu après, un cycliste, grand, costaud et barbu roule quelques kilomètres à ma hauteur. Il habite à Bodø, il fait simplement la traversée des îles Lofoten. Il me dit qu’il m’a vue en boîte de nuit. Franchement ! Je crois que je suis un objet de curiosité.
Ces interactions me font du bien, et ne pas circuler incognito me permet de sortir de l’ombre du voyage en solitaire.
J’arrive au pont, il est imposant, il est très long, il s’élève dans les airs. Un panneau numérique m’indique 25,4 m/s (91,44 km/h). La force du vent est bien supérieure à celle annoncée par Jean. Le pont passe d’une île à l’autre en enjambant deux bras de mer. Je m’arme de courage. Je marche sur le trottoir, je me méfie de ce vent furieux, hurlant. Je mobilise toute ma force pour ne pas être plaquée contre la balustrade. Mes drapeaux suspendus à l’arrière de mon vélo et ma carte accrochée à ma sacoche de guidon, sont violemment secoués, j’espère que rien ne va s’envoler. Le vent gonfle mes vêtements, sa vitesse est maximale en haut du pont.
Je passe à côté d’un travailleur du chantier installé au sommet du pont, il me montre son pouce, le geste que l’on fait si souvent à mon passage.
Ça me paraît très dangereux de travailler dans de telles conditions. Je révise mon jugement, si l’on doit parler de forçat alors ce sont ces hommes, les travailleurs, qui au péril de leur vie, protègent la nôtre.
Dès ces bras de mer franchis, le vent s’apaise en grande partie. J’effleure l’île de Gimsøya pour rejoindre celle d’Austvågøya. Je reconnais la petite plage de sable blanc de Rørvika dont Rafael a posté une photo hier sur notre blog commun (« Banana NorthCap »).
Le temps ne s’y prête vraiment pas du tout, mais j’aimerais me baigner dans cette eau verte, émeraude, azur, turquoise. Mon maillot de bain n’est plus au fond de ma sacoche, je ne l’ai plus, je l’ai renvoyé par la Poste. Ici, pas question de renouveler mes péripéties danoises. Tant pis ! Ce sera pour une autre fois.
La plage est visible de la route et quelques personnes se promènent à proximité.
Je choisis de faire un détour pour me rendre dans un endroit étonnant, le village d’Henningsvær, un petit port de cinq-cents âmes, très touristique. Il est situé sur une presqu’île de plusieurs îlots reliés par des ponts, au pied d’une falaise surplombant la mer.
Je me souviens… Il y a fort longtemps, j’ai vu un documentaire sur les stades les plus dingues au monde. Je n’ai pas imaginé à l’époque qu’un jour je verrais l’un d’eux.
Le stade est au bout du village, au centre d’un petit îlot, entouré par un paysage de mer et de fjords. Il est recouvert d’une pelouse artificielle et entouré par un petit chemin asphalté. Il est bordé de roches sur lesquelles reposent des séchoirs à morue. Il n’a pas le rendu de mes souvenirs, je suis un peu déçue. Mais une recherche sur mon téléphone lui rend toute sa magie. En effet, vu du ciel, il semble flotter sur l’eau, il est d’une magnifique couleur émeraude. Je peux imaginer les importants travaux pour mettre à niveau le lit de roche. Il dispose d'illuminations artificielles pour les jeux lors de la nuit polaire. Il est simplement utilisé par le club amateur du village. Trois enfants jouent au foot, lorsqu’ils voient mon drapeau, l’un me crie « Bonjour ! » en français.
Pour bien m’imprégner du lieu, je décide de faire le tour en pédalant sur la pelouse artificielle du stade, considéré comme le plus insolite du monde. Quelle belle expérience !
Le petit port compte des cafés, des restaurants, des hôtels et un musée d’art moderne. Il y a du monde au village, mais presque personne ne semble connaître le stade qui a pourtant été répertorié comme l’un des plus surprenants au monde. Nous sommes seulement deux visiteurs. L’autre est un immense colosse, motard, danois. Je lui demande de me photographier. Plus tard lorsqu’il me doublera sur un pont il me criera « Vive la France ! ».
Aujourd’hui je n’ai pas réussi à trouver de chalet pour la nuit dans le camping d’Ørsvåg. J’ai dû planter ma tente sur son sol gorgé d’eau. La patronne m’annonce que demain, le soleil resplendira.