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Un hiver en pèlerinage – Partie 2 : Le Camino Francés

52 jours
878km
+12310m / -12435m
Chris et Ada
Par Chris et Ada
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126 lecteurs
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Un hiver en pèlerinage – Partie 2 : Le Camino Francés

Burgos → León

Mise à jour section : hier

197km
+840m / -926m
767m/933m
Entre villages désertés et chemins balayés par le vent, on avance au rythme des rafales. Corps éprouvés, esprit tenace : León se rapproche, mais la Meseta nous aura laissé des souvenirs brûlants.
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25 mars – Au rythme des costaleros

Ouah, le sommeil a été profond. Je me lève et me passe au scanner : je ne me sens pas trop mal, étonnant vu mon état de la veille. Cette nuit entre quatre murs m’a réparé. Ada y est pour beaucoup : elle a tout géré hier soir sans prendre le temps de s’occuper d’elle.

Le check-out est à 11 h, ça tombe bien, on n’a pas envie de repartir. On traîne un peu. Avant de quitter Burgos, il faut trouver du gaz et faire le plein de provisions. On laisse nos paquetages à la récep et partons en repérage.

La première boulangerie subit un attentat : on découvre les torrijas, un genre de pain perdu encore plus gourmand… une tuerie. Passage chez Decathlon : je déniche un pantalon treillis léger — le mien n’était pas respirant et m’avait causé quelques irritations. Ada, de son côté, ressort avec une gourde de 700 ml pour compléter notre réserve d’eau. Cartouche de gaz, plein de bouffe chez Lidl : on est parés.

Paquetages récupérés, nous voilà repartis au milieu de la foule de la vieille ville. On passe devant la somptueuse cathédrale Sainte-Marie, XIIIᵉ siècle. À l’intérieur, une masse de gens plus occupés à prendre des photos qu’à se recueillir, selfies par-ci, selfies par-là. Un guichet et un petit portique pour entrer... comment ? Je pensais que ce serait gratuit pour les pèlerins… mais non, 5 euros par tête. Pfff non, pas envie. Je comprends que ça serve à financer les travaux et la restauration, mais pour les pèlerins, sérieux… Entre le bruit, les regards, les photos, et la caissière qui me demande 10 euros, ça me bloque. Je veux juste du silence, avoir la paix ; je préfère encore une petite chapelle perdue au milieu des champs.

À peine repartis, une fanfare retentit dans une ruelle. En remontant, on tombe sur un spectacle étrange : un cortège d’une dizaine d’hommes portant une énorme structure sur leurs épaules, au pied d’une église. Ce sont des costaleros, des porteurs volontaires qui, lors des processions, soulèvent de lourds autels décorés appelés « pasos ». Ils s’aident d’un tissu épais, le « costal », et suivent les instructions du « capataz », le chef d’équipe, pour avancer en rythme.


La sortie de Burgos est interminable. Faut dire qu’on a démarré tard, déjà 19 h 30. On marche le long d’une piste cyclable, et le coin n’est pas du tout propice au bivouac. On finit par se jeter derrière des buissons, à même le sentier, à peine assez discret. En tout cas, le vent nous laisse en paix. Ce sera tout pour aujourd’hui. On est cuits et filons au lit après le dîner.

Cathédrale gothique de Burgos.
Cathédrale gothique de Burgos.
Tradition et ferveur : les costaleros en procession.
Tradition et ferveur : les costaleros en procession.
Les costaleros soulèvent le paso, guidés par le rythme du costal.
Les costaleros soulèvent le paso, guidés par le rythme du costal.
26 mars – Entre vent et introspection

Ada n’est pas d’humeur ce matin. Elle a passé une nuit pourrie, bref, c’est pas son jour. Elle me parle de ses sensations : elle est saoulée, elle perd peu à peu le sens, n’arrive plus à trouver de réponse. C’est vrai que ce chemin devient un sentier aseptisé, tout tracé, un peu trop commercial à notre goût. Et puis le bivouac et la logistique, ça devient une vraie bataille. Ces villes, l’autoroute… on se sent coupés de la nature, difficile de se sentir pèlerin.

Elle évoque l’idée de sortir du chemin, de tracer notre propre route jusqu’à Saint-Jacques, s’enfoncer dans les terres, éviter les grandes métropoles, se sentir plus proche du peuple. Ici, nous ne sommes qu’un pèlerin de plus… enfin un randonneur de plus, car les vrais pèlerins, ceux qui marchent à la providence, il n’y en a pas beaucoup. La plupart de ce que nous rencontrons savent à peine qui est Saint-Jacques. Il y a des gîtes tous les 5 km, pas un refuge, pas un abri. Le contact avec les locaux est plutôt distant. C’est ça le Camino ? On est loin du GR65, de nos rencontres, de l’hospitalité qu’on a pu trouver. En tout cas, si on s’écarte, c’est certain qu’on retrouvera ça. Je gamberge en sirotant mon café…


Sur cette réflexion, nous reprenons la route, pour voir si le chemin nous redonne l’envie, des réponses.


Tout ce qu’il nous donne, une fois de plus, c’est un vent de face. Bon, cette fois c’est moi qui vais gagner : je prépare ma stratégie, Boule Quies dans les oreilles, veste et capuche bien fermées, cache-cou. Me voilà plongé dans le silence… enfin presque. Ada marche dans ma roue pour se couper un peu du vent.


Autoroute, panneaux de direction, voie ferrée… le chemin est minable. Je me demande même si nous allons avoir droit au péage ! On avance sans broncher, la tête dans le guidon. Avec tout l’espace autour, je comprends toujours pas pourquoi le chemin longe les routes. Celui-là, c’est sûr, ce n’est pas celui qu’ont arpenté nos ancêtres !


On marque une pause à Tardajos et scrutons un peu la carte. Le Camino propose une variante plus au nord, le Camino del Norte. Serait-il plus sauvage ? On décide de continuer quand même. Par curiosité ? Par fierté ? Je sais pas trop, mais j’aurais eu l’impression de passer à côté de quelque chose. Bizarrement, je commence à trouver ces parties du Camino intéressantes. Pas pour le paysage, certes, mais en termes de développement personnel, d’endurcissement mental : une épreuve différente de celle que nous connaissons. On ne marche plus en regardant le paysage, mais à l’intérieur de nous-mêmes. Je prends ça comme une véritable introspection.


Enfin, nous retrouvons la campagne et un joli village : Rabé de las Calzadas. Le soleil brille et nous faisons escale sur une terrasse de café, à l’abri du vent. Une grosse part de tortilla, et la maison nous offre un petit bol de caldo. C’est dimanche, les familles sont réunies après la messe, et ici, les traditions sont préservées.


Nous repartons pour 8 km vers Hornillos del Camino. Le chemin est dégagé à travers les champs, et le vent continue de nous fouetter. Juste avant d’arriver, une petite forêt de sapins, bien qu’artificielle, nous fait de l’œil. Ça sera parfait pour le bivouac d’aujourd’hui : un vrai petit paradis, avec un point d’eau à 100 m. Il est à peine 16 h, mais le spot est trop beau pour passer à côté.

Et le péage, il est où ?
Et le péage, il est où ?
Le charmant village de Rabé de las Calzadas.
Le charmant village de Rabé de las Calzadas.
En contrebas à gauche, la pinède qui nous servira de bivouac.
En contrebas à gauche, la pinède qui nous servira de bivouac.
Les petits plats d’Ada, entre riz basmati et créations du jour.
Les petits plats d’Ada, entre riz basmati et créations du jour.
27 mars – En attendant le Padre Francesco

Surprise ce matin : -1 °C au thermomètre. Moi qui pensais en avoir terminé avec le froid... La forêt est calme, pas un pet de vent. On savoure notre café sans se presser. 
Au fait, on a gagné une heure cette nuit : passage à l’heure d’été. Les jours rallongent, ça fait plaisir.

Petit dej’ à la Casa del Abuelo à Hornillos del Camino : tortilla comme d’hab, tiède et baveuse, un délice.
On repart sur la meseta, ce plateau monotone à travers champs. Ce n'est pas la monotonie qui me dérange, mais plutôt le vent. Aujourd’hui, miracle : grand soleil, pas une rafale. On marche en sifflotant, grand sourire.


Hontanas apparaît au loin, comme une oasis dans le désert. À Navarrenx, Nacer et Julie nous avaient parlé du Padre Francesco, un homme inspirant qu’il ne faudra pas rater une fois là-bas.
À l’entrée du village, une jolie pelouse avec des tables de pique-nique. Le village est sublime, le calme règne. On arrive devant l’église, en cours de rénovation. En face, une terrasse de café nous tend les bras. On commande à boire et demandons au serveur où l’on peut trouver le Padre Francesco. “Juste à côté”, nous dit-il. On y va, mais personne. Tant pis, on reste dans le coin, on verra bien.


La journée s’étire et on fait la rencontre de Paul, un jeune Français. Il a démarré son pèlerinage à Saint-Jean-Pied-de-Port, en courant, sac ultra-léger. Pris par le temps, il a acheté un vieux VTT pour essayer d’aller au moins jusqu’à León. Un pèlerinage express, dirons-nous.


Dans la ruelle, un mec déboule en sifflotant, bandana sur le front, look années 80 : Michael, un Américain.
Il marche depuis des mois, direction Lisbonne, où l’attend son meilleur ami — son vélo. Il est marrant, plein d’énergie. Il siffle une pinte et repart en chantant.


Paul repart à son tour. Les pèlerins défilent, beaucoup de Coréens, toujours vêtus de noir des pieds à la tête.
Nous restons plantés là toute la journée sur cette petite placette, dans l’espoir de voir apparaître le Padre Francesco, mais en vain. Le bar ferme ses portes, le soleil se cache, et on finit par planter les piquets dans le petit parc, juste au pied de cette vieille église de plus de mille ans.

Le village de Hontanas.
Le village de Hontanas.
Bivouac au pied de l’église de Hontanas.
Bivouac au pied de l’église de Hontanas.
28 mars – Un bivouac parfait

C’est le calme plat dans le bled ce matin. Juste une petite dame promène son chien et nous salue gentiment. Tout est fermé, il faudra patienter pour le p’tit dej. Malheureusement, on n’aura pas vu le Padre Francesco.

Au moins dix bornes nous séparent de Castrojeriz, le prochain village. Le sentier est superbe : grand beau, pas une route à l’horizon. Les autoroutes ne nous manquent pas. On plonge chacun dans notre bulle et marchons d’un bon pas, rythmés par le battement régulier de mon bâton de marche.


On passe sous les ruines du Convento de San Antón, un ancien monastère de près de mille ans, très bien conservé.
Castrojeriz apparaît à l’horizon : la basilique sur la droite, et plus haut, les ruines d’un vieux château perchées sur la colline.
J’attends Ada, qui se régale à prendre des photos plus loin, et reste figé face à ce décor de carte postale. C’est le silence absolu. Seule une mouche viendra finalement briser cette quiétude.


Déjà 13 h, une matinée à jeun. Il ne nous reste plus que du café et quelques épices. Par chance, on entre dans une supérette au moment où elle ferme le rideau. On fait le plein pour deux jours, au cas où, puis allons casser la croûte dans un petit parc.
Au menu : jambon curado — un jambon cru espagnol bien sec —, fromage frais, dattes et pain de campagne.


La région se prête à un jour de repos. On va tenter de dénicher un bon spot pour bivouaquer deux nuits. Les étapes autour de Burgos nous ont laissé des traces ; un peu de repos ne fera pas de mal.
Ces deux derniers jours, on a déjà levé le pied. Il faut se remplumer un peu : le chemin est encore long.


Je crois que le bon Dieu a entendu nos prières. Peu après la sortie du village, un pont enjambe une rivière. On décide de la remonter sur une centaine de mètres et découvrons un coin parfait : discret, bien plat, belle météo, un arbre pour l’ombre et la rivière pour se rafraîchir.
 Le meilleur spot depuis le début du pèlerinage, sans hésiter. Que demander de plus ? C’est parfait. Ouf, allez merci ! On décroche, et on reprendra la route après-demain.
Organisation du campement, lessive complète, puis baignade au coucher du soleil. Je sens que la nuit va être bonne.

Ruines du Couvent de San Antón
Ruines du Couvent de San Antón
Burgos → León
Arrivée à Castrojeriz.
Arrivée à Castrojeriz.
La majestueuse colegiale de Castrojeriz.
La majestueuse colegiale de Castrojeriz.
Burgos → León
Bivouac propice au repos, avec un petit cours d’eau
Bivouac propice au repos, avec un petit cours d’eau
Ada en cuisine.
Ada en cuisine.
Menu du jour.
Menu du jour.
30 mars – Dans le vent et la tête


La journée de repos a fait du bien. Grasse mat’, bronzette, baignade… Le seul souci, c’est que j’ai eu la dalle toute la journée. J’ai pas arrêté de penser à la bouffe. Je repensais aux grosses tablées, aux fois où on nous a hébergés sur le GR65, ou encore chez Mimi, à Campuac. Bref, j’ai dévalisé le peu de provisions qu’on avait. J’aurais avalé un sanglier.

Une fois de plus, on remballe et on reprend la route. On quitte ce havre de paix en espérant que ce ne soit pas le dernier. À peine le temps de s’échauffer qu’on se retrouve de nouveau confrontés au vent. Ce foutu vent est de retour, et pas des moindres. Les rafales balaient le chemin et nous fouettent le visage.
Boule Quies, capuche, cache-cou, lunettes… on se barricade comme on peut et on fonce dans le tas.


On grimpe pour rejoindre l’Alto de Mostelares, le point culminant de la Meseta. Bon, c’est pas les Alpes — 200 mètres de dénivelé à tout casser — mais avec le vent qui nous fait reculer, c’est pas évident.
Au sommet, on découvre ce qui nous attend : un sentier de gravier blanc filant droit à travers le plateau, sur des kilomètres. Le plafond est bas, le ciel se noircit. On compte sur le village d’Itero del Castillo pour se ravitailler. Rien avalé ce matin, on crie famine. Mon estomac gargouille et, une fois de plus, je suis torturé par des visions de bouffe.


En guise de bouclier, je repense aux pèlerins d’antan, ceux qui marchaient à la providence, vêtus d’une simple tunique. Ils pouvaient avancer des jours sans rien manger, jusqu’à ce qu’une table les attende, quelque part, près d’un feu.
Aujourd’hui encore, certains perpétuent cette tradition. Sylvain Tesson parle, dans un de ses livres, de ces pèlerins rencontrés sur les hauts plateaux de l’Himalaya : ils marchaient depuis des mois, en sandales, presque nus, et leur seul repas, c’était de la farine d’orge, mélangée à l’eau pour en faire des boulettes.
Ils ne se plaignaient jamais, avançaient sans broncher, riaient, jouaient comme des gosses. Pendant que nous, petits hommes des sociétés modernes, râlons et faisons la gueule pour la moindre bricole.


Sur cette réflexion — et après m’être gentiment traité de fiente — je reprends le contrôle sur mon estomac et lui fais fermer son clapet.
Nous avalons les 10 bornes qui nous séparent d’Itero en deux heures à peine. Un bon rythme. Après une courte pause casse-croûte à l’abri du vent, on replonge dans la tourmente. Toujours hypnotisé par le va-et-vient mécanique de mon bâton.


Bizarrement, je commence presque à l’apprécier, ce vent. C’est lui qui me pousse à rentrer en état de transe. Il n’y a plus rien à voir, plus rien à sentir. Le vent rend fou, mais il ouvre des portes. Je regarde mes pieds et plonge dans mes pensées. Je médite.
Tous les sujets y passent. Je me questionne, cherche des réponses, en trouve certaines, en suppose d’autres. J’ouvre les albums de ma vie, je revis des scènes — famille, amis — des moments heureux, d’autres moins.
Tout est là. Le cerveau est un coffre-fort, et la marche, la clé. C’est magique.
Encore une fois, je rigole tout seul, puis je pleure. Une véritable tornade émotionnelle.


20 bornes, 25, 30… Toujours ces champs à perte de vue. Ce vent. Pas un arbre. L’enfer pour le bivouac.
Après avoir traversé Frómista, pas trop le choix : on entre dans un champ où, tout au bout, une haie fait office de refuge. À peu près à l’abri, entourés d’arbustes, loin du chemin. La journée s’arrête là.
Le vent, lui, a décidé de continuer. On est rincés, lessivés. 

 

31 mars – L’école de la marche



Petit déj frugal ce matin : un reste de pain et une orange. Mieux que rien ! Le vent a soufflé toute la nuit, mais on était bien abrités.

Première escale à Población de Campos, 10h30, et l’apéro a déjà commencé au petit bar du coin. On se laisse entraîner et commandons deux ballons de rouge et des bocadillos de chorizo (sandwichs). Oui, bah, personne n’est parfait ! Comme je dis toujours : le comptoir soigne mieux qu’un médecin.
On reprend la route avec le sourire — même le vent et la monotonie du chemin ne nous atteignent pas.


On retombe sur la P980, juste après Villovieco, une sorte de départementale qui ne nous lâche pas pendant au moins dix bornes.
Petite pause à Villalcázar de Sirga, juste en face de l’église Santa María la Blanca : une part de tortilla, et on repart.


Les jours passent et nous apprivoisons les éléments. Pas trop le choix, il faut accepter, avancer.
On trouve des parades, on relativise, on médite. C’est une toute nouvelle expérience.
Habitués aux randonnées où, malgré la difficulté du terrain, il y a toujours quelque chose à contempler, un air pur à respirer… ici, ce n’est plus vraiment le cas.
Ces longs tronçons monotones nous amènent forcément à regarder ailleurs. C’est là que la véritable introspection commence.


Je crois que je ne me suis jamais autant éclaté intérieurement.
Toutes ces heures de marche, à tracer tout droit, à suivre une balise, te laissent pleinement libre de penser, de réfléchir, de te découvrir.
On ne marche plus pour le décor, mais pour apprendre sur soi-même.
Il y a encore peu, j’aurais pété un câble sur une étape comme celle-là, insulté le moindre caillou. Aujourd’hui, j’accepte et je me concentre sur autre chose.


Par contre, pour arriver à ça, il faut batailler.
J’entends souvent dire : “Il faut que la marche reste un plaisir.”
Je ne suis pas d’accord. Pour moi, plaisir rime avec confort. Et confort = zéro apprentissage.
Il faut passer à travers la tempête pour grandir, retrouver le vrai plaisir, le simple, celui qu’on ne ressent plus.


Enfin, une église ouverte ! Dans la jolie ville de Carrión de los Condes, on découvre l’immense monastère de San Zoilo.
Nous sommes en pleine Semana Santa (Semaine Sainte), et les drapeaux flottent à tous les balcons.
On fait le plein et trouvons un coin pour camper à quelques kilomètres d’ici.

Burgos → León
San Zoilo, monastère emblématique.
San Zoilo, monastère emblématique.
1er avril – Hospitalité inattendue

Breakfast royal ce matin : œufs au plat, pain-beurre, un classique qui fait du bien à retrouver. On hésite même plus à acheter des œufs depuis quelques temps. Ça fait des jours qu’on fait les courses comme à la maison, la config “randonnée ultra-légère” est bien loin. J’ai pris l’habitude de marcher avec le sac plastique en main, nul besoin de se casser la tête à tout rentrer dans le sac à dos.

Bon, je parlerai du vent une fois qu’il ne soufflera plus… nul besoin de le répéter tous les jours. Oui, ça souffle, et oui, ça nous rend dingues.

13 km à travers champs, tout droit, pour rejoindre Calzadilla de la Cueza… bon dieu, que c’est long. Quelques bottes de foin nous servent d’abri, un peu de répit, on se prépare deux bons cafés et on retourne à l’assaut.


À l’entrée du village, l’auberge Camino Real. Parfait, on est à sec : on y fait un saut pour acheter à boire. On rencontre Nathanaël, le gérant. On discute un peu de notre périple, et il nous propose de rester là aujourd’hui : il ne veut pas nous faire payer. Il comprend que le dortoir de 25 lits ne nous enchante pas vraiment, mais le jardin fera l’affaire, et puis une douche ne sera pas de trop. On a même une cuisine à dispo, c’est plutôt cool.


Ravis de cette hospitalité inattendue, on monte le tipi dans le jardin, avec en bonus une piscine… pas encore en fonction. Pour remercier Nat, on l’invite à dîner avec nous ce soir, et lui, nous offre en plus une bouteille de Pinar. C’est royal. 


Ce soir, on refait le monde autour d’un bon vin et d’un gros plat de pommes de terre sautées.

À l’auberge Camino Real, en compagnie de Nat.
À l’auberge Camino Real, en compagnie de Nat.
2 avril – Les terres de Sahagún


Le thermomètre affiche 0 °C et le tarp est gelé, mais on a dormi comme des masses après la soirée d’hier. Nat sert le petit déj’ de 6 h à 7 h 30 et le check-out est à 8 h. Tout le monde s’active dans l’auberge quand on se lève à peine à l’heure du départ. On partage un café avec Nat et lui filons un coup de main pour ranger le buffet et donner un petit coup de propre.

Le soleil n’est pas encore arrivé dans le jardin, on plie donc le bivouac dans la fraîcheur matinale. Avant notre départ, Nat tient à nous offrir quelques provisions, et Ada me déniche une veste de pêche sans manches dans le coffre à donation. Plein de poches, comme j’aime, parfait pour bricoler sur le camp. On est tout neufs, propres, douchés et bien nourris ! Un petit tampon “Auberge Camino Real” dans mon carnet, un câlin et un grand merci à Nat pour son accueil chaleureux — puis on lève les voiles.


C’est ce que j’aime dans l’improvisation : pas de plan, tu t’arrêtes quand tu le sens. Hier on a dû faire à peine 15 bornes, mais voilà, une belle rencontre, une bonne soirée, et c’est ça qui compte.


Nouveau look, nouvelle peau. C’est fou comme un simple changement vestimentaire peut te donner l’impression d’une nouvelle aventure. On rigole avec Ada : on a plutôt l’air de deux archéologues que de pèlerins !


Bonne nouvelle : pas de vent, pas de boule Quies, pas de capuche. On retrouve le sourire — et surtout, on reparle enfin. Ça faisait des jours qu’on marchait chacun dans notre bulle, à lutter contre les rafales. On discute projets, futurs voyages… toujours pareil, un voyage en appelle un autre. Difficile de jeter l’ancre quand tu as goûté à la vie nomade.


On traverse Ledigos, Teradillos de los Templarios et Moratinos. Ces villages sont superbes : on y découvre les fameuses bodegas, creusées dans les collines il y a plus de 500 ans. On dirait un village de Hobbits ! Elles servaient autrefois à stocker la nourriture et le vin ; certaines sont encore utilisées aujourd’hui.


Avant d’arriver à Sahagún, on rattrape deux pèlerins : un Hongrois trilingue (dont le polonais) et une Coréenne qui passe plus de temps le téléphone à la main qu’à contempler les alentours. Elle mitraille tout ce qui bouge, c’est hallucinant.


Peu avant le village, on passe devant la vieille Ermita Virgen del Puente, du XIIIᵉ siècle. Elle fut autrefois hôpital et refuge pour pèlerins, puis léproserie. Deux statues veillent encore sur les lieux : Alphonse VI, roi de León, de Castille et de Galice (XIᵉ siècle), tourné vers les terres, et San Bernardo de Sédirac, moine venu de France, tourné vers l’église. C’est lui, avec Alphonse VI, qui fit venir l’ordre de Cluny à Sahagún et contribua à en faire l’un des centres spirituels du Camino.


Nous arrivons à Sahagún, dominée par le monastère des Bénédictines Santa Cruz. C’est dimanche, calme plat : On a l’impression que le temps retient son souffle. Les vieilles maisons peinent à tenir debout sur leurs poutres en bois. Par chance, une petite alimentation est ouverte : de quoi compléter le repas du soir.
On monte le campement un peu plus loin, dans une pinède tranquille. Une soirée paisible pour conclure cette très belle étape.

Le pont ancien et la chapelle Virgen del Puente.
Le pont ancien et la chapelle Virgen del Puente.
Nouveau look !
Nouveau look !
Patrimoine ancien : les vieilles baraques à Sahagún.
Patrimoine ancien : les vieilles baraques à Sahagún.
3 avril – Révélation 

J’ai pris l’habitude d’écrire le matin. Le soir, une fois dans le duvet, j’ai souvent qu’une seule envie : fermer les yeux. C’est dur de tenir un carnet, de garder le fil. Il suffit de laisser passer deux jours et tout s’effiloche. Avec le temps, ma plume s’allonge — j’ai tellement de choses à raconter, à comprendre. Entre la marche et les bivouacs, écrire me prend facilement une heure, parfois plus. C’est pas rien, vu les journées qu’on se tape.

Les matins restent glacials, encore zéro ce matin. On attend que le soleil se pointe avant de plier, tranquille.
L’étape débute sur un tronçon d’autoroute jusqu’à Calzada de Coto, le soleil cogne, on est loin de la fraîcheur matinale. On bifurque ensuite sur la Via Trajana, une ancienne voie romaine, vestige du Camino d’origine, bien plus sauvage et silencieuse que la route moderne. Une dizaine de bornes, ça ne se refuse pas.


Dans une petite épicerie, on papote avec la vendeuse. Elle nous balance quelques vérités qui piquent : le Camino « officiel » actuel n’est qu’une version récente, tracée dans les années 90, quand l’ancien chemin a disparu sous l’autoroute et les rails. Une honte, dit-elle. Et elle n’a pas tort.
On marche donc sur un Compostelle 2.0, calibré et commercial. Monotonie, peu de refuges, une hospitalité discrète, les églises souvent fermées ou payantes. Tout est devenu simple pour le pèlerin moderne : gîte, menu du pèlerin, wifi — tout roule, mais plus rien ne vibre. On n’est plus que des marcheurs parmi tant d’autres, des moutons dans le flot. Difficile de sentir encore l’âme du chemin quand tout semble sous contrôle.


On repart un peu sonnés, l’envie de tout arrêter refait surface.
Un sandwich au chorizo pour se remettre et, pour le dessert, Ada déniche une pépite : les polvorones de almendras, de petits gâteaux sablés aux amandes, friables et fondants, typiques d’Espagne — parfaits pour remonter le moral.


C’est décidé : après Mansilla de las Mulas, on quittera le Camino. On laissera León de côté, sans abandonner pour autant. On gardera le cap sur Saint-Jacques, mais à notre manière.


La Via Trajana valait le détour. On se croirait presque en Afrique : des plaines à perte de vue, la chaleur, la poussière… il ne manque que les éléphants. J’imagine les pèlerins d’autrefois traversant ces paysages sauvages — ça devait être autre chose. J’aurais aimé marcher sur ce Camino-là, il y a mille ans.


Pour la première fois depuis 400 bornes, on tombe sur un vrai refuge. Tout y est — même le café… moisi. À en juger par la poussière, les pèlerins préfèrent sans doute la voie classique et ses dortoirs.
À Calzadilla de los Hermanillos, tout est fermé, et nos provisions fondent.
Un groupe de locaux nous envoie vers l’auberge municipale où Marie-Louise, une Canadienne bénévole, nous dépanne : deux œufs, deux oranges et une baguette. À peine le temps de la remercier que des gamines rappliquent en courant, un paquet de chorizo à la main.
Génial. Cette hospitalité-là nous avait manqué. Dommage que ce tronçon ne fasse pas plus de dix bornes — parce que c’est ici, qu’on marche sur le vrai Camino.

Burgos → León
L’artiste en plein travail.
L’artiste en plein travail.
Chris et Ada en Afrique.
Chris et Ada en Afrique.
Une nouvelle recette chaque jour.
Une nouvelle recette chaque jour.
4 avril – Chorizo vintage et polyglotte

Ça caille encore ce matin. On attend que le thermomètre remonte un peu, puis café, petit dej. Surprise : le chorizo offert par les gamines hier est périmé depuis le 22/10/2022 ! Dingue. Où est-ce qu’elles ont déniché ce machin là ? Le pire, c’est qu’elles avaient l’air tellement heureuses de nous l’offrir…

Quinze bornes nous séparent de Reliegos. Quelques pèlerins croisés, mais l’ambiance est plutôt calme, et le soleil réchauffe vite ce sentier casse-pattes et poussiéreux. Tapas au village, petit verre de rouge : une routine qui nous va bien. Ça nous permet d’observer la petite vie tranquille de ces villages où le temps semble s’être arrêté. Un brin de causette avec le voisin, on se sociabilise un peu. On a envie de parler, de partager, alors je branche la moindre personne qui passe dans mon périmètre. Le vin rend bavard, peut-être ?


On fait le plein à Mansilla de las Mulas, après s’être recueillis un moment dans l’église — ouverte, pour une fois. On discute sans arrêt et on jongle avec les langues : un peu de français pour elle, du polonais pour moi, puis on passe à l’anglais, à l’espagnol… On s’occupe, on travaille nos accents.


18 h déjà passées, au moins 25 bornes dans les pattes, et une rivière qui s’impose comme ligne à suivre. Cinq cents mètres plus loin, on trouve un petit nid, planqué derrière un bosquet. Parfait : la journée s’arrête là.


Ce soir, on entend un orchestre résonner au loin. Ça vient du village voisin. On est en pleine Semana Santa, les festivités s’enchaînent un peu partout à l’approche de Pâques.



5 avril – Sortie de piste

Je me suis tourné dans tous les sens cette nuit. La lune doit être pleine, ou pas loin, et j’y suis très sensible. Je me réveille de mauvaise humeur, avec en prime une odeur de cadavre qui me gâche le café. Un animal crevé dans le coin, ça me rappelle l’odeur des kangourous morts le long des routes en Australie : ça m’avait marqué, les pauvres se faisaient régulièrement dégomer par les camions et pourrissaient là, sous un soleil de plomb, déchiquetés par les vautours et les aigles royaux…
Sur cette note matinale un peu trash, on attaque l’étape.

On quitte le Camino : León approche et on n’a clairement pas envie d’y passer. On bifurque plein sud pour rester en campagne, avec l’idée de rattraper le chemin un peu avant le Cebreiro, ce col mythique qui marque l’entrée en Galice, ce « joyau » espagnol qu’on a hâte de découvrir.

Ça fait une drôle de sensation de sortir du chemin : plus de pèlerins, plus de flèches jaunes, on se sent presque perdus, sans repères. On suit juste un cap. Le regard des gens change : quelques sourires, des salutations, des coups de klaxon d’encouragement. On se sent à nouveau voyageurs, et plus seulement des moutons dans le flot.
 De temps en temps, une flèche jaune délavée apparaît sur un mur ou un poteau — peut-être un ancien tronçon du Camino.


On traverse Villacelama, puis Villanueva de las Manzanas : jolies chapelles, calme absolu. Et j’oubliais : plus de vent depuis trois jours. Le plus beau cadeau du Camino.
Après Palanquinos, on quitte la route pour retrouver un joli sentier. On arrive à Vega de Infanzones : un vieux couple est assis à l’entrée du village, sous un parapluie pour se protéger du soleil. On les salue gentiment.


Sur la carte, on repère un bout de forêt avec une rivière. Parfait pour le campement, et si le coin vaut le coup, on se fera peut-être un jour off demain : on a de quoi manger.
On s’engage sur un petit sentier à la sortie du village, qui s’enfonce dans un bois humide. La rivière gronde en contrebas. Au bout d’une dizaine de minutes, on tombe sur une petite clairière : l'endroit est dégagé, accès facile à l’eau, et une plage de galets qui nous fait de l’œil. Vendu.


On monte le tipi et je file prendre un bain : l’eau est glaciale. Ada, elle, ratisse les alentours, trouve de la marjolaine et nous prépare un bon repas.

Enfin un repos bien mérité.
Enfin un repos bien mérité.
Les petites trouvailles d’Ada : marjolaine fraîche.
Les petites trouvailles d’Ada : marjolaine fraîche.
Cuisine au feu de bois.
Cuisine au feu de bois.
Repas végétarien savoureux : brochette d’aubergine, pleurotes grillés et pois chiches.
Repas végétarien savoureux : brochette d’aubergine, pleurotes grillés et pois chiches.
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