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Le "vieux connisme" (CA81)
Johanna
par Johanna
publié le
il y a 2 heures 48mn
12 lecteurs

La grande story du papier (CA82)

L’humain a toujours aimé partager ses aventures. Des peintures rupestres aux réseaux sociaux, il y a certes eu quelques étapes, technologiques, méthodologiques et sociologiques. Pourtant une question demeure : comment est-on passé de récits élaborés, construits, illustrés, qui avaient une qualité et une temporalité longue, à des selfies instagram ? Souvent à la gloire de l’égo et ne montrant qu’une petite lucarne de la réalité (quand elle n’est pas carrément mise en scène pour l’occasion), ces contenus sont immédiatement partagés, immédiatement likés… et immédiatement oubliés ?
Un terrien des années 80 rentrant d’un voyage interstellaire y perdrait son latin, et se croirait tout droit propulsé dans Fahrenheit 451, le roman dystopique de Bradbury présentant un monde où les livres sont interdits et brûlés à des fins de destruction de la connaissance, et en vue d’un contrôle de l'information, d’une uniformisation de la pensée, de propagande et de manipulation. On le rassurerait en lui expliquant que le papier fait de la résistance et que livres et revues existent toujours. Tout-ouïe, il nous écouterait lui parler de l’avènement d’Internet, des sites webs et des blogs qui ont, d’une certaine façon et par leur caractère interactif, multimédia et évolutif, donné aux récits d’aventures une dimension et une portée nouvelles, et ainsi pu constituer une bonne alternative aux publications papier.
Puis on lui raconterait comment les téléphones ont d’abord perdu leur fil pour petit à petit devenir smart. Comment, en créant un trombinoscope pour ses camarades d'université, un certain Mark Zuckerberg a craqué une sacrée allumette. On lui montrerait des exemples de « murs facebook » d’époque, avec trois photos du weekend d’une poignée d’amis, puis le récit minute par minute de ce qu’ils ont mangé et fait tout au long de leur journée, puis la naissance du like, et la croissance exponentielle du petit pouce bleu flatteur d’égo…
Quand on lui parlerait de l’invention de la perche à selfie, il ouvrirait des yeux ronds. Le concept de story le laisserait perplexe : une histoire de ma vie à la fois courte et tellement éphémère que je devrais en poster une nouvelle chaque jour. Il faudrait au passage lui expliquer que poster ne désigne plus simplement déposer une enveloppe dans une boite jaune, que partager n’est plus seulement vivre ou faire quelque chose ensemble dans la vraie vie. Il se demanderait d’ailleurs qu’est-ce que la vie qui n’est pas vraie.
Il remarquerait que si dans la nature, le leave no trace est de bon aloi, dans le monde des humains en revanche, le voyageur aime à laisser une trace, celle de son histoire, aussi mémorable que possible. Il rappellerait alors qu’il existe une technologie révolutionnaire, inventée il y a 600 ans, permettant de reproduire en grande quantité écrits et illustrations sur un matériau tout aussi incroyable et encore plus ancien : le papier.
Aux désenchantés de la story qui, poussant tellement loin l’instantanéité et la volatilité, s’en sont déglingué le circuit de la récompense, submergé par le raz de marée incessant des nouvelles publications, il offrirait un magazine. Il s’assiérait pour prendre le temps de lire avec eux les récits de joyeux voyageurs. Emmenés par les textes passionnés, et émerveillés par l’authenticité et la spontanéité des photos, ils réaliseraient page après page la portée des aventures qu’ils tiennent entre leurs mains. Ils décideraient qu’eux aussi, ils partiraient à l’aventure en donnant du temps au temps, méditeraient sur les choses de la vie pas après pas, et saisiraient au fil du chemin paysages et instants remarquables.
Tremblant d’émotion, ils remercieraient chaudement le voyageur interstellaire. Puis, sous ses yeux interloqués, ils arboreraient un sourire malicieux et un clin d’œil satisfait, brandiraient dans une main la précieuse revue, tendraient l’autre vers le ciel… et partageraient en story le fruit de leur extraordinaire découverte.

Ndlr : nous vous renvoyons aussi à l’édito de CA83.

 

Le "vieux connisme" (CA81)