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Mulhouse Istanbul à vélo

45 jours
3515km
+94908m / -102669m
Par Bekir
publié 23 oct.
191 lecteurs
Informations générales
global view

Mulhouse Istanbul à vélo

Section

Mise à jour section : 23 oct.
(Départ de Mulhouse)

Prologue :

Tu vas vraiment faire ça ?
La voix de mon père s’est mêlée au vent. Trois ans qu’il est mort.
Trois ans, et il trouve encore le moyen de commenter mes
décisions.
— Oui, baba. Je pars. À vélo. Jusqu’à Istanbul.
Plus un souffle.
Je connais ce silence épais. C’est celui qu’il faisait quand il
n’approuvait pas, quand il me pensait un peu fou mais qu’il savait
que j’irais quand même au bout.
— Et puis plus loin encore. Jusqu’à la mer Égée. Jusqu’au village.
Jusqu’à maman.
Le vent s’est tu. Mais je sentais une tension contenue, comme
toujours.
Ce n’est pas une idée raisonnable.
Mais c’est la mienne.
Je pars comme on tire sur un fil cousu dans l’étoffe du temps.
Mais ce voyage ne commence pas à Mulhouse.
Il ne commence pas avec ce vélo acheté en seconde main, mes
cuisses de sédentaire et mes casseroles de novice, ni même avec
cette promesse de liberté dans un monde plus grand.
Il commence bien avant moi. Il commence dans une charrette.
Une jeune femme y serre ses trois enfants, droite malgré la
fatigue, avec la peur pour seul viatique. Mon arrière-grand-mère.
Elle fuit ce qu’on ne comprend pas toujours dans les livres
d’histoire : la chute d’un monde, les frontières qui saignent, les
cris étouffés.
Elle est enceinte. Très enceinte. Le ventre plein de vie, dans un
monde qui s’effondre. Mon grand-père paternel naît là, sur les
chemins d’un Empire ottoman en cendres, dans le roulis d’un exil
sans retour.
98
Se cachant le jour, marchant la nuit au cœur de l’Europe centrale,
l’actuelle ex-Yougoslavie, elle meurt quelques semaines plus tard.
Assassinée.
Et son fils, dans le nombril du monde, devient orphelin avant
même de savoir dire « maman ».
On croit parfois que nos vies commencent avec nous. Mais moi,
je descends de la violence des hommes, et du silence d’une femme
qu’on n’a pas laissée vieillir.
Alors, un siècle plus tard, j’ai embarqué avec moi la caravane
invisible de mes ancêtres. J’ai roulé jusqu’à notre Turquie. Pas
pour réparer. Pas pour trouver. Mais pour sentir.
3 500 kilomètres jusqu’au Bosphore qui m’a vu naître puis
jusqu’au village des étés de mon enfance. Jusqu’à ma mère.
Je ne suis pas un sportif. Ni un héros. Je suis un homme de 54
ans et demi, au ventre capitonné, qui n’aime pas les sardines en
boîte mais plutôt les œufs durs. Sans autre entraînement qu’une
bonne dose de naïveté et une foi inébranlable dans la tendresse
du monde, j’ai décidé de me lancer vers mes origines à la force des
mollets.
Dans mon ventre, l’envie de rire, de sentir, de pleurer, de
comprendre, de recoudre les fragments, de revenir.
Célébrer ce que nous sommes : des voyageurs, des survivants, des
bâtisseurs d’avenir sur des routes incertaines.
Chaque coup de pédale était un hommage aux possibles.
Chaque rivière franchie, une mémoire lavée.
Chaque montée, un cri d’amour lancé vers le ciel.
Et si je n’ai pas eu peur, ce n’est pas par bravoure. C’est que je
portais en moi une certitude. Celle qu’il y a du bon dans les
gens. Qu’un sourire peut ouvrir des portes. Que les instincts
s’aiguisent, que le corps apprend, et que le voyageur est un
aimant à générosité.
Ce voyage, je l’ai vécu comme une fête. Une fête lente, exigeante,
mais une fête.
J’y ai ri, pleuré, transpiré, dormi sous les étoiles et parfois chez
l’habitant, tissé des liens d’une tendresse inattendue.
Chaque soir sous ma tente, je couchais dans mon smartphone
les lignes de mes émotions, des rencontres et du monde..., de la
poésie parfois. Des dialogues absurdes entre mon vélo et moi.
Et cette promesse : partager l’aventure, la faire vibrer dans les
cœurs, la rendre possible pour d’autres.
Car si moi, enfant d’immigrés devenu artiste créateur d’images,
amateur d’amandes grillées et de chemins de traverse, j’ai pu le
faire… alors chacun peut le faire à sa manière. Pas forcément à
vélo, pas forcément si loin mais à la force de ses rêves.
Et mon père, alors ?
Je crois qu’au fond, il était fier.
Je l’ai senti, là, au détour de certains virages de montagne, quand
c’était rude ou quand le vent des fous me poussait dans le dos.
Apaisé, il souriait, moustache au vent.
Jour après jour, quelque chose s’est redressé en moi. Lentement.
Comme une colonne vertébrale oubliée.
Et puis il y a eu cette dernière ligne droite.
La route descendait vers Akçay, la mer brillait au loin, les klaxons
résonnaient dans l’air tiède.
Tout était rouge. Pas de sang, mais de drapeaux.
Des milliers de drapeaux turcs claquaient au vent pour célébrer le
centenaire de la République d’Atatürk.
Et moi, au milieu de cette marée patriotique, j’étais ce petit point
noir sur deux roues, avec mon corps transformé, mon cœur
puissant et une euphorie sauvage dans le ventre.
Puis je l’ai vue.
Ma mère.
Elle a surgi de la foule comme un oiseau échappé d’un rêve.
Elle courait vers moi, bras en l’air, ses yeux pleins d’années et
d’amour.
Elle criait quelque chose que je n’ai pas entendu, car tout mon
être bourdonnait.
1110
Je suis descendu de vélo, j’ai lâché le guidon, et je suis tombé
dans ses bras.
J’avais fait 3 500 kilomètres à vélo pour rentrer chez moi.
Et chez moi, à ce moment-là, c’était elle.
Ce n’était pas une arrivée. C’était un retour.
Et c’est là, entre deux battements de cœur, que j’ai compris :
Je n’ai pas fait le tour du monde.
J’ai simplement pris le temps de traverser le mien.
Départ de Mulhouse, avec ma famille, mes amis, mes proches et mes étudiants
Départ de Mulhouse, avec ma famille, mes amis, mes proches et mes étudiants
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