Loup y es-tu ?
Extrait du livre « Au bord des Mondes » de Morgane Lefèvre
Bulgarie, 28 août 2011
« Ne strakh li si sama ? * » me demande doucement Marin au cours de la conversation. C'est la question que tout le monde se pose. La question que personne n'oublie. C'est dire la paranoïa générale.
Marin est le gardien d'un gîte-étape logé sur les traces du sentier « Kom-Emine ». Les habitués du lieu sont des chasseurs tuant pour le compte de l’État. Ils sont rémunérés 200 $ par mois pour leur gras apport en cibles gagés. Le même salaire est réservé aux taxidermistes qui empaillent des animaux, convoités par de riches Européens de l'ouest. Les trophées sont revendus très cher. Jusqu'à 7000 $ pièce. La vente des assassinés de la Faune est une affaire publique aux bénéfices juteux .
Face à face, nous sommes tous deux assis sur des chaises en bois au centre de la petite cour. Il fait si sombre que nous ne pouvons distinguer nos visages. La nuit est d'encre. Seule la lumière jaune de la cuisine éclaire faiblement le sol proche de nous. À deux pas se trouve la vieille roulotte poussiéreuse qui m'accueille gracieusement. Palace vagabond pour l'occasion. Cortex et Rassoudok travaillent consciencieusement à la tonte des herbes rebelles du jardin. Zoukia fouine à la recherche d'un reste de cadavre. Pity bave, les yeux mi-clos, roupillant confortablement sur les couvertures des bâts.
La peur, donc…
Elle grésille dans les cœurs, retourne les ventres et serre les gorges. Le simple fait qu'elle existe impose son évidente utilité. La peur, dans son équilibre, permet le déclenchement et le maintien de l'instinct de survie. La peur peut nous sauver. La peur peut nous maintenir en vie. Cependant la peur, dans son déséquilibre, dans son extravagance, dans son déploiement démesuré et sans fondement, peut nous étouffer. La peur peut nous tuer. Elle obsède, parfois aussi oppressante qu'un besoin.
Peur des monstres, peur du noir, peur des cauchemars, peur du danger, peur de l'autre, peur du loin, peur de demain, peur d'être seul, peur de mourir, peur de vieillir, peur de souffrir, peur de choisir, peur de partir… Peur de donner, de se lancer, de parler, de gêner, peur de se révolter, de résister, peur de dire non, peur de dire oui… Peur d'imaginer, peur de se laisser aller, peur du qu'en-dira-t-on, peur des nions, peur de choquer, d'attrister, de manquer, d'étouffer, de craquer, peur de se blesser, peur de partager, peur d'avoir chaud, peur d'avoir froid… Peur d'espérer, peur de décevoir, peur d'endurer, peur de se lasser, peur de risquer, de s'accrocher, de s'enflammer, peur d'être déçu, peur d'être vaincu, peur de l'inconnu… Peur de recommencer, d'échouer, de se confronter, peur d'avouer, peur de la vérité, peur d'être rejeté… Peur de s'exprimer, peur d'être conscient, peur d'être différent… Peur d'être jugé, peur d'écouter… Peur d'entendre, peur de comprendre… Peur d'aimer, peur de vivre, peur de perdre… Peur de regarder, peur de fermer les yeux, peur du noir, peur des cauchemars, peur de se réveiller… Et encore, j'en oublie.
Peur. Oui, j'ai peur, comme tout le monde. Mais avant de voyager seule j'avais aussi peur de rester là, plantée comme une idiote, des rêves plein la tête et incapable de faire le pas. Incapable de franchir, ou plutôt d'enjamber, ou mieux, incapable d'épouser chaque aspérité de l'obstacle. Si sage est l'escargot. Il va tout droit dans la direction choisie, ne refusant rien de ce qui se trouve sur sa route, traversant chaque accroc, chaque contrainte en unifiant son ventre à eux. Bel exemple. J'avais peur, comme tout le monde, alors j'ai sauté les deux pieds joints en plein dans la peur, les yeux fermés, imaginant éclabousser tout ce qui se trouvait autour. La flaque était vide, en fait. Il arrive que mes illusions la remplissent à nouveau et qu'il faille encore et encore que je saute dedans. Mais quand on me demande si j'ai peur, je réponds toujours non. Répondre oui, c'est permettre à la peur d'exister. Je refuse d'être assujettie par la peur.
« Ne strakh li si sama ? » répète Marin.
« Peur ? Moi ? non. » je lui réponds.
Bien sûr je mens. J'ai peur qu'il s'inquiète.
Bulgarie, mi-décembre 2014
Ne strakh li si, sama ? * : Tu n'as pas peur, seule?