5 ans de voyage des Alpes à l'Afghanistan, en compagnie d'un âne, un mulet et trois chiens
Morgane Lefèvre a effectué un voyage de 5 ans, des Alpes à l'Afghanistan, en compagnie d'un âne, un mulet et trois chiens, de 2010 à 2015.
À l'occasion de notre dossier Voyager au féminin (dossier en ligne + dossier dans Carnets d'Aventures 54), elle nous livre quelques pensées !
Elle avait alors publié deux livres (textes et photographies) en auto-édition, épuisés, et se lance aujourd'hui dans la réédition d'un beau livre d'art rassemblant l'intégralité de son récit illustré.
Voir sa campagne de financement participatif, son site et son compte Instagram pour en savoir plus.
Balade au bord des mondes : 5 ans de voyage
Je suis partie à l'âge de 24 ans. Avec mon compagnon de l'époque nous avions le projet de rejoindre l'Inde et le Népal à pied pour nous installer dans l'un ou l'autre de ces deux pays. Nous avions fait le choix d'être lents afin de goûter en profondeur chaque terre que nous traverserions. Nous devions donc être accompagnés par notre âne, Rassoudok, notre mulet, Cortex, et nos trois chiens, Pity, Zoukia et Nada.
Nous n'avions rien préparé, ne savions pas par où nous passerions, et sommes ainsi partis libres de tout surplus matériel (entre autres car nous avions donné toutes nos affaires !) le 1er septembre 2010, à la recherche d'autres propositions de vie. Notre départ se voulait définitif, sans retour. Nous n'avions donc aucune contrainte de temps.
Ce nouveau mode de vie, cette balade « au bord des mondes » a duré 5 années, depuis les Alpes jusqu'à la Chine et l'Afghanistan, en passant par le magnifique Pamir. Nous avons traversé des déserts extrêmement chauds, des cols jusqu'à 4380m d'altitude en fin d'hiver, avons assisté à une révolte contre la dictature et dû recourir à de nombreux stratagèmes pour pouvoir franchir les frontières avec nos animaux. Durant tout ce voyage nous nous sommes séparés à plusieurs reprises avec David. J'ai ainsi été seule durant 7 mois par intermittence (2 mois par-ci, 3 mois par-là). Une opportunité que je recommande à toutes !
Loup y es-tu ?
Extrait du livre « Au bord des Mondes » de Morgane Lefèvre
Bulgarie, 28 août 2011
« Ne strakh li si sama ? * » me demande doucement Marin au cours de la conversation. C'est la question que tout le monde se pose. La question que personne n'oublie. C'est dire la paranoïa générale.
Marin est le gardien d'un gîte-étape logé sur les traces du sentier « Kom-Emine ». Les habitués du lieu sont des chasseurs tuant pour le compte de l’État. Ils sont rémunérés 200 $ par mois pour leur gras apport en cibles gagés. Le même salaire est réservé aux taxidermistes qui empaillent des animaux, convoités par de riches Européens de l'ouest. Les trophées sont revendus très cher. Jusqu'à 7000 $ pièce. La vente des assassinés de la Faune est une affaire publique aux bénéfices juteux .
Face à face, nous sommes tous deux assis sur des chaises en bois au centre de la petite cour. Il fait si sombre que nous ne pouvons distinguer nos visages. La nuit est d'encre. Seule la lumière jaune de la cuisine éclaire faiblement le sol proche de nous. À deux pas se trouve la vieille roulotte poussiéreuse qui m'accueille gracieusement. Palace vagabond pour l'occasion. Cortex et Rassoudok travaillent consciencieusement à la tonte des herbes rebelles du jardin. Zoukia fouine à la recherche d'un reste de cadavre. Pity bave, les yeux mi-clos, roupillant confortablement sur les couvertures des bâts.
La peur, donc…
Elle grésille dans les cœurs, retourne les ventres et serre les gorges. Le simple fait qu'elle existe impose son évidente utilité. La peur, dans son équilibre, permet le déclenchement et le maintien de l'instinct de survie. La peur peut nous sauver. La peur peut nous maintenir en vie. Cependant la peur, dans son déséquilibre, dans son extravagance, dans son déploiement démesuré et sans fondement, peut nous étouffer. La peur peut nous tuer. Elle obsède, parfois aussi oppressante qu'un besoin.
Peur des monstres, peur du noir, peur des cauchemars, peur du danger, peur de l'autre, peur du loin, peur de demain, peur d'être seul, peur de mourir, peur de vieillir, peur de souffrir, peur de choisir, peur de partir… Peur de donner, de se lancer, de parler, de gêner, peur de se révolter, de résister, peur de dire non, peur de dire oui… Peur d'imaginer, peur de se laisser aller, peur du qu'en-dira-t-on, peur des nions, peur de choquer, d'attrister, de manquer, d'étouffer, de craquer, peur de se blesser, peur de partager, peur d'avoir chaud, peur d'avoir froid… Peur d'espérer, peur de décevoir, peur d'endurer, peur de se lasser, peur de risquer, de s'accrocher, de s'enflammer, peur d'être déçu, peur d'être vaincu, peur de l'inconnu… Peur de recommencer, d'échouer, de se confronter, peur d'avouer, peur de la vérité, peur d'être rejeté… Peur de s'exprimer, peur d'être conscient, peur d'être différent… Peur d'être jugé, peur d'écouter… Peur d'entendre, peur de comprendre… Peur d'aimer, peur de vivre, peur de perdre… Peur de regarder, peur de fermer les yeux, peur du noir, peur des cauchemars, peur de se réveiller… Et encore, j'en oublie.
Peur. Oui, j'ai peur, comme tout le monde. Mais avant de voyager seule j'avais aussi peur de rester là, plantée comme une idiote, des rêves plein la tête et incapable de faire le pas. Incapable de franchir, ou plutôt d'enjamber, ou mieux, incapable d'épouser chaque aspérité de l'obstacle. Si sage est l'escargot. Il va tout droit dans la direction choisie, ne refusant rien de ce qui se trouve sur sa route, traversant chaque accroc, chaque contrainte en unifiant son ventre à eux. Bel exemple. J'avais peur, comme tout le monde, alors j'ai sauté les deux pieds joints en plein dans la peur, les yeux fermés, imaginant éclabousser tout ce qui se trouvait autour. La flaque était vide, en fait. Il arrive que mes illusions la remplissent à nouveau et qu'il faille encore et encore que je saute dedans. Mais quand on me demande si j'ai peur, je réponds toujours non. Répondre oui, c'est permettre à la peur d'exister. Je refuse d'être assujettie par la peur.
« Ne strakh li si sama ? » répète Marin.
« Peur ? Moi ? non. » je lui réponds.
Bien sûr je mens. J'ai peur qu'il s'inquiète.
Bulgarie, mi-décembre 2014
Ne strakh li si, sama ? * : Tu n'as pas peur, seule?
En marche, à quatre pattes
Extrait du livre « Au bord des Mondes » de Morgane Lefèvre
Un animal sauvage, l'instinct aux aguets. Un de ceux qui sortent les griffes et montrent leurs dents à peine une prémisse de risque les effleure. Un animal prêt à mordre s'il le faut. Un genre de félin blessé. Ou peut-être une souris paranoïaque. Je ne suis pas sûre de ce à quoi je ressemble.
En plein hiver et dans la solitude, les journées se modèlent en fonction d'un rythme n'étant pas sans rappeler la survie. Voyager en cette période difficile me transforme comme si l'animal en moi s'était focalisé uniquement sur ses besoins vitaux, et de protection. Durant ces dernières semaines l'idée de retour à fait son chemin dans mon être et plus rien ne trouve à présent sens à mes yeux dans l'arrêt. Même la saison et ses grands froids ne sont plus une raison valable après tout ce que nous avons traversé. Une sorte de force inextinguible me pousse dans le dos, droit vers l'ouest. David ressentait les choses autrement, en éternel amoureux de la lenteur et des bulles hors du temps. Le vent peut souffler aussi fort qu'il veut, on ne bouge pas un arbre si facilement. Nous avions donc pris la décision de vivre ces deux mois d'hiver, décembre et janvier, séparément, chacun à notre manière.
Si la solitude créée de l'espace il n'en est pas moins réel que la charge de chaque journée peut épuiser. A deux tout travail nécessite moitié moins d'énergie. Seule, la constance rigoureuse que je nous impose use.
6h30, heure du réveil. Le thé lancé, je déplace Cortex et Rassoudok sur un nouvel espace afin de les voir emplir correctement leurs panses avant de débuter la journée. Pendant ce temps je replie tout ce que contient la chambre de la tente, je petit-déjeune, sors les bagages ordonnés, dégèle puis replie la toile de tente. Vient le moment de curer les pieds, de brosser, de soigner si besoin est, puis de bâter mes compagnons. Il s'est écoulé environ deux heures quand nous entamons la marche. À la mi-journée nous stoppons pour une heure et demie. Je débâte puis mène les animaux à brouter avant d'étendre la tente ainsi que tout matériel et vêtements humides devant sécher. Je cuisine sur le feu ou, en cas d'impossibilité, sur le gaz. Je mange, range, bâte, reprends la marche…
Avant que le jour ne se soit complètement échappé, nous stoppons, un peu avant 17h. Débâtage puis, chacun son tour, Cortex ou Rassoudok est libre pendant que l'autre reste attaché à sa longe de vingt ou quarante mètres selon les conditions environnantes. Montage de la tente, préparation de la chambre, cuisine pour le dîner et préparation du pain pour le lendemain, préparation du petit-déjeuner. Petite toilette à l'eau chaude et massage de pieds aux huiles essentielles pour stimuler mes défenses immunitaires. Ensuite, selon la fatigue, lecture, écriture… jusqu'à ce que le sommeil soit proche. Alors je ressors et attache pour la nuit celui de mes deux amis aux longues oreilles étant libre.
Cycle sans fin ou chaque jour se ressemble, identique au précédent. Je suis en train de rentrer et cette journée unique dure des semaines. Je limite mes contacts humains à l’indispensable car l'overdose asiatique est trop fraîche et me fait du bien le silence. Ce silence qui ne s’éteint plus amplifie ma sensibilité à l'extérieur, à cette nature vibrant plus haut dans le silence et l'écoute muette. Les contacts éphémères et trop basiques ne m'intéressent plus. Répondre aux mêmes questions depuis quatre ans à perdu tout sens. J'ai besoin de contacts plus profonds. J'ai besoin de développement. J'ai besoin de creuser plus loin le cœur des autres. En ce moment le temps aime à rester sombre et pluvieux. Ce n'est pas pour m'aider à l'ouverture. Il a comme effet de me renfermer dans ma caverne. L'animal en moi prend de plus en plus de place.
Dans ma tête et tout autour c'est l'exode, baladée à travers la Bulgarie de vallons en vallons, ni trop bruts, ni trop plats, le long de courbes d'un équilibre tout en douceur. La demi-sagesse de la mesure est dans le paysage. Mais pas dans mes tripes. Je me révèle sauvage. La pluie, la boue, la noirceur des nuages ajoutent à la peur qui s'est collée à ma peau comme la poisse. Je deviens sauvageonne. J'ai perdu l'assurance qu'offre l'été où, même si le risque court tout autour de vous, tout va finalement toujours bien car le soleil brille et les oiseaux chantent à tue-tête. Ce soleil et cette vie, aides au déploiement des ailes et permettant de surpasser n'importe quel danger, ont péri dans les larmes gelées de l'hiver. L'astre fait quelques soubresauts, mais encore trop timides pour fondre mes méfiances. Ce n'est particulièrement risqué nulle part, seul mon esprit et mes vieilles peurs ressurgissent, incontrôlables, comme des profondeurs d'un volcan. Les peurs n'ont pas plus de raison d'être que l'amour. Elles sont, simplement.
Les villages dont les rues sont vides, où n'est plus la clameur des riverains, imposent un suspens lourd. Peut-être des fantômes ricanent-ils à mon passage, jouant avec les travers de mon esprit.
Et puis il y a aussi ces affiches publicitaires répétitives, provocatrices, présentant les femmes comme des objets de vice. En Europe on prend les femmes pour des putes alors on les fait racoler en image. En Asie centrale on prend les femmes pour des putes alors on les cache… Je ne sais pas ce qui est pire en matière d'irrespect. J'imagine les chauffeurs arrivant tout juste de Turquie et se retrouvant, à peine entrés en Europe, confrontés à cette horde de jambes, seins nus, petites culottes et positions provocantes. Qui, finalement, nous fait passer pour des salopes ???
Cette réalité hérisse mon poil et acère mes griffes. Être deux me donnait l'assurance appréciable que mon sourire indécollable à la moindre rencontre ne me porte pas préjudice. Être seule, cette fois, me veut voir apprendre à retenir tout débordement de joie, devenir froide, dure, et parfois même agressive. Je me terre sous la capuche de mon imperméable et fuis les mauvais curieux qui, presque toujours, viennent m'aborder à la tombée du jour. Des hommes seuls dont certains insistent pour savoir où se trouvera ma tente… D'autres, à la découverte de ma féminité – ce n'est pas toujours évident sous toutes mes couches – me lancent des « ti si khubava* ! » Ces compliments qui me sont détestables approfondissent ma caverne et me font rugir de colère.
La tombée du jour… Moment de pression pour la femme solitaire.
Parfois quelques hommes, dont ni les gestes ni les mots ne m'offensent, font preuve d'unique gentillesse. Mais les mécanismes de défense, quand ils commencent à s'encrer, ne savent plus reconnaître la sincérité face aux potentiels prédateurs.
Les animaux sauvages font-ils la différence entre un humain qui leur veut du bien et un humain qui veut leur chair ?
Sauvage. Les habits imprégnés de l'odeur de fumée de bois, la tanière sur le dos de mes bêtes, l'attitude farouche, avec comme seuls confidents et proches un âne et une mule, avec mes ongles noirs et l’œil comme une lame.
Que s'est-il donc passé pour que l'humain s'enfouisse autant ?
Me serais-je laissée recouvrir par l'ombre qui trotte derrière moi et marche à quatre pattes* ?
ti si khubava* : tu es jolie
*: en rappel à l'avant-propos du livre « femmes qui courent avec les loups » de Clarissa Pinkola Estés : […] l'ombre de la femme sauvage se profile toujours derrière nous, au long de nos jours et de nos nuits. Où que nous soyons, indéniablement, l'ombre qui trotte derrière nous marche à quatre pattes. »
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