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Faut-il photographier (son voyage) ?

Anthony
par Anthony
21 déc. 2023
144 lecteurs
Lecture 4 min.

Trop de photos ? Après "Pourquoi photographier (son voyage)", voici quelques réflexions pour reconsidérer sa pratique photographique en voyage : Pourquoi ne pas photographier son voyage ?


Quatre-vingt mille. 80.000 ! C’est peu ou prou le nombre de photos stockées sur mon ordinateur. Toutes proviennent exclusivement des appareils que j’ai eus en une quinzaine d’années : boîtiers reflex, appareils photo compacts et téléphones. À raison de seulement 2 secondes par photo (le temps nécessaire pour lire cette parenthèse), il faudrait plus de 40 heures – non-stop ! – pour les visionner. Tirées sur papier, la pile ferait… 24 m de haut ! Et 240 kg, soit 774 numéros de Carnets d’Aventures (rappelons que nous en sommes à 73 numéros en 20 ans). L’équivalent de 2220 pellicules en argentique (modèle 36 poses, le maximum). Sans compter toutes les photos qui ont fini dans la corbeille numérique… Ces comparaisons vertigineuses questionnent ma légitimité pour répondre au titre de cet article, j’en conviens. Mais qui n’a pas constaté, en déménageant, qu’il avait un peu trop d’affaires ? Considérez que j’ai dû déménager ma collection de photos, aussi virtuelle soit-elle. La prise de conscience n’en a été que proportionnelle.

Par définition, la photographie ne capture que des instantanés, une temporalité qui s’oppose à la lenteur propre à nos voyages nature. Aussi bien choisies soient-elles, ces bribes véhiculent nécessairement une vision fragmentaire et incomplète de notre regard. Le beau comme le moins beau n’échappent pas à la règle. Combien de moins bons moments n’ont pas été capturés ? À l’inverse, combien de fois se dit-on « ah ça ne rend pas aussi bien qu’en vrai ! » ? Par cette caractéristique parcellaire, la photo demeure très subjective, si bien que l’on pourrait introduire le biais photographique, à l’instar des nombreux biais cognitifs qui faussent notre perception. La langue française s’est d'ailleurs emparée de cette faiblesse : les visions caricaturales, partiales ou partielles, ne sont-elles pas qualifiées de clichés ? Comme toute forme de photographie, l’art d’immortaliser son voyage verse facilement dans ce travers : une courte immersion dans les réseaux sociaux suffit pour le constater. Quiconque a voyagé ne tombe pas dans le panneau : la vie comme les voyages sont faits de hauts et de bas. Pourtant, ces derniers semblent sous-exposés, voire occultés. Par injonction sociétale, pudeur ou simple difficulté technique ? Peu importe, le rideau de l’obturateur reste souvent baissé dans ces moments… Plutôt cocasse pour un procédé qui, à l’ère argentique, se basait sur un négatif.

Comblons cette lacune par la quantité : davantage de clichés pour retranscrire plus fidèlement ! Non ? Au risque de basculer dans le même travers que moi : la profusion photographique. Sensible à l’infobésité à laquelle nous sommes couramment exposés (peut-être lisez-vous cet article sur papier pour y échapper d’ailleurs ?), je réalise à quel point la surabondance d’images me questionne de plus en plus. Une forme de photobésité en somme. D’abord, en tant que consommateurs, nous sommes constamment abreuvés de contenus. Mais aussi en tant qu’acteurs : les nombreux outils numériques invisibilisent la surproduction d’images dont nous sommes parfois à peine conscients. Le temps de la sobriété photographique, imposée par l’alchimie des pellicules, est-il révolu ? A-t-on besoin de cette énième photo de sommet, monument ou paysage quand une simple requête sur un moteur de recherche délivre instantanément des milliers de semblables ? Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg, je n’aborde pas les éventuelles conséquences carbonées de cette abondance…

Le recours quasi systématique à la photographie – notamment grâce à la rapidité du procédé – a malheureusement tendance à prendre le pas sur d’autres formes d’expression que nous oublions d’exercer. Et je suis le premier à regretter mon manque de vocabulaire pour décrire un paysage, une scène, un visage… Aussi, imagine-t-on amputer notre voyage de la richesse des odeurs et des sons, que l’image peine à reproduire ? Par sa fidélité illusoire, la photo s’immisce partout, au point de se substituer à notre mémoire. J’entends déjà quelques détracteurs m’opposer l’inexactitude de cette dernière : elle déforme, omet, oublie. Certes, comme la photo donc ? Au pire, ne pourrait-on pas accepter que ces trous de mémoire créent une part de mystère qui enchante notre vie ?

Ce ne sont que de menues pistes de réflexion parmi tant d’autres : le respect de l’intimité, la mise en scène, les conséquences – sociales et environnementales – de la quête du cliché parfait… Obtenu parfois au prix d'une éthique douteuse. Les exemples ne manquent pas. Comme ce village chinois qui crée de toutes pièces des scènes instagrammables en payant ses habitants pour qu’ils prennent la pose1. Ou ces portraits volés de populations lointaines, sans consentement. Ou encore les images photoshopées ou créées par intelligence artificielle, comme cette panthère des neiges qui a dupé la majorité des médias du monde entier2.

L’art photographique a-t-il du plomb dans l’aile ? Je ne crois pas. D’ailleurs, les arguments avancés dans la précédente chronique restent valables. Toutefois, ces quelques considérations m’ont doucement incité à repenser ma pratique photographique cette année : lever le pied, ou plutôt le doigt, et moins appuyer sur le déclencheur. Soyons rassurés : les anthropologues du futur auront largement (trop ?) de matière pour étudier notre époque. Et une trentaine de photos suffit à faire un bel article dans Carnets d’Aventures.
Cheeeeeese.


1) usbeketrica.com/fr/article/tech-paf-un-village-chinois-cree-de-fausses-scenes-bucoliques-pour-attirer-les-instagrammeurs
2) alpinemag.fr/fausse-panthere-neiges-photos-truquees-kittiya-pawlowski/