Le Pakistan à ski
Pakistan, l'immensité à skiTexte et photos : Pierre Neyret Le Pakistan est bordé par la Mer d’Oman au sud, l'Iran et l’Afghanistan à l'ouest, l’Himalaya au nord et l'Inde à l’est. C’est un vaste territoire à la géographie très diverse : côtes maritimes, vallées, déserts, montagnes. Le Pakistan est traversé du nord au sud par le fleuve Indus, long de 3 200 km. Arrivant de la montagne sacrée du Kailash au Tibet où il prend sa source, l’Indus longe la région montagneuse du Karakoram puis traverse l'Hindu Kush avant de se jeter dans la Mer d'Oman. Il est la principale source d’eau pour l’agriculture car contrairement à l’Inde ou au Népal, le Pakistan n’est que très faiblement touché par les moussons. |
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Du côté des airs, le parapentiste aventurier se confrontera à une aérologie puissante et flirtera avec des "plafonds" à plus de 7 000 mètres pour parcourir de grandes distances. Inspiré par l’alpiniste libériste John Silvester, le parapentiste Philippe Nodet et deux camarades y ont tenté l’aventure du vol bivouac. Philippe raconte dans Carnets d'Expé n°6 leur périple au-dessus des glaciers pakistanais.
Texte et photos : Pierre Neyret Le massif du Karakoram me passionne et, depuis 10 ans que je visite ce labyrinthe complexe de vallées profondes et de cols abrupts, je ne me lasse pas de ces aventures où le "Inch Allah" finit tôt ou tard par devenir un ingrédient prédominant. Entre la Hunza et le Baltistan n’existe qu’un immense no man’s land couvert de centaines de montagnes toutes plus acérées les unes que les autres, culminant pour beaucoup à plus de 7000 m. C’est là véritablement le cœur du grand Karakoram. Et comme une flèche qui le traverserait de part en part, les glaciers de Biafo et Hispar offrent miraculeusement une voie presque rectiligne au centre du massif. 120 km de glace, un col à 5150 m, le plus vaste plateau glaciaire après le Pôle Sud, perché à près de 5000 m : l’incroyable Snow Lake. Un itinéraire unique au monde que je voulais réaliser dans les conditions les plus spectaculaires, quand toutes les montagnes sont plâtrées de neige fraîche, quand les corniches et les "ice flute" sont les plus belles, quand les glaciers ressemblent à d’immenses routes blanches. Cette vision un peu romantique de la montagne me pousse à monter ce projet de traversée à ski. Une photo de Galen Rowell prise sur le glacier de Biafo lors de la première traversée hivernale en 1980 m’invite à ne jamais renoncer à cette idée. Je découvre qu’un guide britannique (David Hamilton, non pas le photographe...) a mené avec succès par 2 fois la traversée avec une poignée de clients, ce qui me rassure car j’ai l’intention de guider des gens dans cette aventure. Je glane des informations auprès de Bernard Odier qui fit partie de la seule expédition française sur cette traversée à ski. A la question “quels furent les plus gros problèmes rencontrés ?”, la réponse fut claire : les tempêtes, la baisse de moral d’un participant, les revendications des porteurs d’Hispar. Une information qui s’avérera excellente. «Très mauvais départ : 11 jours plus tard c’est le 11 septembre»L’affaire est lancée fin août 2001. Très mauvais départ : 11 jours plus tard c’est le 11 septembre, bientôt suivi d’une tempête de bombes sur l’Afghanistan. Le traversée rêvée se trouve en plein dans “l’axe du mal”. Je reporte au printemps 2003, espérant une accalmie dans la météo internationale, mais l’affaire irakienne ravive l’orage et les rares intéressés par le raid se désistent les uns après les autres. Le ministère des affaires étrangères classe le Pakistan en zone "danger absolu". Mes amis pakistanais, à qui je demande un avis de l’intérieur, me rassurent avec un “come on Pierre, you know Pakistan”, et je maintiens le départ, avec 2 irréductibles passionnés qui n’ont pas succombé aux fléaux de l’information. Vincent est un fou de ski, Christine aime les grands voyages. Quand nous prenons l’avion pour Islamabad début avril, en plein conflit irakien, les policiers de l’immigration pouffent de rire, comme si nous partions vers une mort certaine. Personne dans notre entourage ne se soucie des dangers qu’offrent les 120 km de glacier à parcourir en autonomie, le seul danger objectif semble être Al Qaida, et, amalgame aidant, tous les Pakistanais... Karakoram expérienceLa première étape est longue : 8 heures de marche minimum, entre 3 000 et 3 800 m. Je ne parie pas une roupie sur mes 2 malades et prévois de nous arrêter bien avant le camp prévu, à Daltanas. En guise de camp il n’y a qu’un abri de bivouac établi sous un rocher. Les porteurs sont pressés car le jour décroît rapidement, ils entament à toute allure la descente périlleuse sur le glacier de Kunyang qui nous barre la route. Un mur de terre d’une quinzaine de mètres, quasi vertical, négocié à la volée par quelques marches taillées en poussant de grands cris de conquérants achève de nous immerger dans la "Karakoram expérience". Christine et Vincent sont guéris, miraculeusement, je perds mon pari quand nous arrivons avec la nuit sur le vaste plateau accueillant de Bitanmal. Trouver une porte dans le chaosUne aube laiteuse nous réveille. Nous apprendrons vite que de l'ouest arrivent les grosses perturbations. Dans la grisaille, nous suivons un chemin agréable le long de belles vallées d'ablation (1). Le plafond de nuages s'abaisse rapidement. Je scrute le glacier aux jumelles avant que tout ne disparaisse dans le brouillard, et repère au loin, en rive gauche, un petit vallon enneigé cerné de chaos de pierres et glace. Peut-être un accès possible aux vastes champs de neige que j'imagine beaucoup plus haut. Les porteurs ont une autre idée : gagner ce soir le camp de Shiqam Baris d'où, paraît-il, les précédentes expéditions hivernales ont chaussé les skis. Nous les suivons mais le terrain rendu malsain par de dangereuses chutes de pierre nous force à renoncer et à finalement tenter de gagner le vallon repéré aux jumelles. Pendant que l’équipe dresse le camp, avec Jahangeer, nous partons à la recherche d’un passage pour traverser le glacier. Malgré une progression délicate dans le brouillard, nous y parvenons et construisons de nombreux cairns pour le lendemain. Au matin tout est blanc. Jahangeer a un gros souci d'argent. Les porteurs ont considérablement augmenté leurs tarifs et même en rassemblant toutes nos bourses, nous ne pouvons régler l'addition. Impossible de discuter, il faut payer… ou porter. Joker ! Je sors fièrement le téléphone et appelle l'agence à Islamabad, 2 minutes pour demander de livrer 15 000 roupies à Hispar dans les 3 jours. Et l'affaire est arrangée. Nous dévalons sur le glacier, il est tombé beaucoup de neige et j'ai du mal à retrouver les cairns. Les porteurs me serrent de près, guettant la moindre erreur, la moindre hésitation de ma part qui leur donnerait l'occasion d'abandonner leur charge pour motif d'incompétence du guide… Je cours et me débats tant et si bien dans la neige profonde et les blocs que j'atteins finalement le dernier cairn, l'entrée du vallon. La visibilité est toujours nulle, et aujourd'hui je suis beaucoup moins sûr que nous ne soyons pas dans une impasse. Il y a encore beaucoup de rochers, de glace à vif. Je décide de partir à ski. Il tombe une neige mouillée qui nous transperce. L'instant est grave et l'atmosphère est tendue. Jahangeer est blême, il veut abandonner, rentrer avec les porteurs qui lui ont dit que nous partions vers une mort certaine car avec toute cette neige la traversée était impossible. Je lui fais essayer les petits skis spécialement apportés, lui montre sa pulka, les rations de nourritures journalières, et lui affirme en tentant de me persuader moi-même, que tout se passera très bien. La mort dans l'âme, il paye les porteurs qui disparaissent aussitôt dans la tempête. Un silence accablant s'installe soudainement. Nous sommes quatre, livrés à nous-mêmes au milieu du glacier d'Hispar. Nous préparons les pulkas - rapidement car la neige mouille tous les sacs - et filons dans le brouillard. 15 minutes plus tard nous rencontrons un mur de glace qu'il faut descendre avec précaution. Je réceptionne les pulkas une par une, mais, alors que je me baisse pour ramasser un bâton, je reçois un chargement de 35 kg en pleine figure. Bon début. Les efforts et la tension nerveuse de ces dernières 24 heures m'ont épuisé et je laisse Vincent tracer, heureux comme un enfant d'être enfin sur des skis. 3 heures plus tard nous sommes tous fourbus et trempés. Nous montons le camp dans une humidité totale : vêtements, tentes, duvets. Seul le ronronnement du réchaud me remonte le moral. Je consulte le GPS : nous avons parcouru 1,7 km en 3 heures… Jahangeer s'effondre devant cette nouvelle, il reste plus de 100 km. Mais quelque part je sens que le plus dur est fait : nous sommes maintenant sur la neige, a priori bien placés sur le glacier, il ne nous reste plus qu'à prendre un rythme, trouver nos automatismes et avancer, lentement mais sûrement, vers ce lointain col d'Hispar. BohémiensIl neige toute la nuit et au matin les pulkas ont disparu sous 50 cm de poudreuse. La journée suivante sera exténuante : tracer en tirant les pulkas demande de très gros efforts avec cette neige qui colle ou la luge qui bascule. Mais la pulka a un coté pratique : quand on n'en peut plus on s'assoit dessus, on déballe une noix de jambon et on goûte aux plaisirs de la vie. Le glacier offre partout de bons emplacements de camps. Je commence à ressentir le bonheur de cette liberté qu'offre l'autonomie totale. Nous ne manquons de rien : nous avons de quoi manger pour 14 jours, nous sommes 4 petits bohémiens libres au cœur du Karakoram. Féerie éphémèreAu matin du troisième jour le soleil pointe, les nuages se désagrègent, nous découvrons soudain la féerie du monde qui nous entoure. D'un coté le massif de l'Hispar Himal et ses 80 km de sommets sans faiblesse qui nous séparent de la vallée de Shimshal. De l'autre les parois de glace de la chaîne des Bal Chish, d'une rare élégance. A perte de vue le glacier et, dans une lumière extraordinaire, nous apercevons enfin le col d'Hispar et le front de crevasses qui le défend. Optimiste et voyant la neige se transformer très rapidement, j'annonce que nous serons au pied du col dès demain. Nous allons mettre 3 jours… La vie sous la tente spacieuse est agréable : il ne fait pas froid, nous mangeons sans arrêt, bricolons le réchaud dont les subtilités d'utilisation pourraient faire l'objet d'un livre entier. Dehors la tempête ne veut s'arrêter. Je tente une sortie avec Jahangeer pour repérer la suite du parcours, nous rentrons 2 heures plus tard complètement trempés. Au soir la neige tombe toujours et je ne sais quoi penser. Notre retard est conséquent, nous n'effectuons que 4 à 5 km par jour au lieu des 10 prévus. Nous devrions déjà être au col. Nous avons parcouru à peine un tiers de la distance totale et les journées s'égrainent à toute allure. Nous avons encore le temps de faire demi-tour, il faut choisir aujourd'hui. Christine et Vincent sont décidés à continuer dès demain, même dans le mauvais temps. Je me laisse tenter par le téléphone et essaye de joindre Islamabad pour avoir un bulletin météo. Personne ne répond et je m'en retourne au "Inch Allah" d'usage. Nous passerons le col. Le matin du huitième jour nous offre une brève accalmie. De nouveau il faut tirer la charrue dans la neige très profonde. Une pente soutenue nous amène dans une partie moins accidentée du glacier, nous filons droit sur le mur de crevasses avec l'espoir que le timide rayon de soleil qui pointe enfin entre les nuages soit l'annonce d'une période de beau temps. Hélas le ciel se referme, le brouillard épais nous enveloppe et la neige tombe à nouveau. "The day"A 5 heures, Jahangeer me secoue et ouvre la tente du coté ouest. A l'horizon le ciel est bleu, il va faire beau c'est maintenant sûr. Il faut partir, vite, profiter de cette providence pour franchir le ressaut crevassé et gagner le col. Les montagnes alentours sont encore enveloppées de nuages mais le ciel bleu gagne du terrain alors que nous attaquons en plein centre de la pente, faisant de longues traversées à flanc dans une neige très profonde. Les conversions avec une pulka ont quelque chose d'insensé : la luge se retrouve droit dans la pente, il est alors presque impossible d'avancer, c'en est presque risible. Nous progressons à une allure ridicule, Vincent pense un instant que c'est impossible ! J’entends Christine pousser des cris d'énergie dans les passages les plus raides. Le ciel se dégage entièrement alors que nous gagnons de l'altitude et la vue qui s'offre à nous est inimaginable. A l'ouest, rien n'arrête le regard qui porte sur plus de 100 kilomètres. Hispar s'étend à nos pieds à perte de vue. Partout des pics et des faces redoutables, poudrés de neuf, dans une lumière d'altitude d'une pureté absolue. Je crois rêver. Voilà 7 heures que je trace dans une neige immaculée, nous avons franchi la partie la plus raide, mais le col est encore loin. Nous entrons dans une vallée d'altitude à 5 000 m, bordée sur la droite de murs verticaux sur lesquels la neige s'accroche de façon incroyable. Nous sommes partis depuis déjà 9 heures et le col est en vue, nous décidons de camper une septième fois sur Hispar. En haut du mondeAvec le beau temps le froid revient : -12°C dans la tente. Les derniers kilomètres qui nous séparent du col sont une pure merveille : une trace rectiligne sur une neige étincelante, sans aucun obstacle, les yeux rivés sur les parois de l'Ogre en parfaite ligne de mire. La pente douce finit par s'aplanir totalement, nous sommes au col d'Hispar à 5 151 m. Pas de vent. Pas de nuage. Nous restons une heure. A nos pieds, le plateau géant de Snow Lake s'étend paisiblement. Nous le rejoignons par une descente à ski entre les crevasses, rendue difficile à cause des pulkas qui ont la fâcheuse tendance à vouloir suivre leur propre trajectoire… Sur Snow Lake je ressens un calme immense. L'endroit est vraiment singulier. Après les tourments de ces dix derniers jours, l'impression de sécurité est ici totale. L'esprit s'apaise à contempler l'horizontalité parfaite des glaciers, bordés par des parois lointaines qui forment un écrin à la beauté sans pareille. Snow Lake est un plateau en haut du monde, on y touche le ciel sans avoir peur d'en tomber. Nous adossons notre camp à des parois de granit d'une parfaite élégance. Highway blanche et lisseJ'avais prévu des journées "d'exploration" sur ces glaciers, mais le retard accumulé sur le sauvage Hispar nous oblige à nous engager rapidement dans la descente du glacier de Biafo. Journée de rêve sur une autoroute blanche et lisse, large de 3 km, bordée des plus belles tours de granit que l'on puisse imaginer. La neige est dure, la pulka semble ne plus exister. 4 heures pour 10 kilomètres, sans effort. Nous nous octroyons un après-midi au soleil face aux parois dorées de l'Uzun Brakk. Inoubliable. Une perturbation s'installe le lendemain, nous l'accueillons avec un flegme blasé. Une journée sous la tente au pied des tours de Latok, c'est mon anniversaire et j'écoute la neige tomber. Une longue journée dans le brouillard nous amène à la limite de la neige, au camp de Mango, minuscule vallée d'ablation blottie en rive droite de l'énorme fleuve de glace. Nos pulkas sont restées échouées au bord des moraines caillouteuses et glacées qu'il nous a fallu traverser pour rejoindre la rive. Nous campons dans l'herbe… recouverte de neige fraîche. Le soleil nous réveille, des avalanches dévalent les parois qui nous surplombent. La présence de quelques arbrisseaux est réconfortante. Derrière nous se dresse l'imposante silhouette de l'Ogre de Conway, baptisé en mémoire de l'alpiniste britannique qui fut le premier Occidental à réaliser cette traversée en 1892. des avalanches dévalent les parois qui nous surplombent Un rêve ?Nous avons rendez-vous ! Formule totalement déplacée dans un pareil endroit. Pourtant, des porteurs arrivant d'Askole doivent nous retrouver ici, aujourd'hui. Jahangeer est monté sur la moraine, il contemple l'immense chaos de glace et lance un appel au hasard à la montagne. Des voix répondent, 4 petits hommes se faufilent au milieu des crevasses. Ils nous rejoignent, nous offrons le thé, émus et heureux de revoir des hommes. Ils sont montés la veille dans le tempête, ont dormi sous un rocher de l'autre coté du glacier. Nous leur faisons essayer les skis : très grands moments de rigolade ! Nous passons une dernière nuit sur le glacier et descendons en une longue journée au travers des rochers qui couvrent sa partie terminale. Nous arrivons au village d'Askole sous un soleil presque aussi radieux que nos sourires. Les villageois ne veulent pas croire que nous venons d'Hispar. Peut-être ont-ils raison, peut-être avons nous rêvé… d'une traversée magique. (1) ablation : perte de substance subie par un relief ou par un glacier Hautes Vallées du Pakistan, visions de montagnards, de Pierre Neyret et Géraldine Benestar.
L'oiseau perduJe n’ai jamais vu un oiseau de la sorte. Un espèce de merle, mais au corps plus fin, léger, entièrement noir des pattes jusqu’au long bec. Il semble épuisé et incapable de voler, se déplaçant par bonds et s’enlisant implacablement dans la neige fraîche. Voir un être vivant dans ce bout du monde glacé a quelque chose d’émouvant, le savoir presque assurément perdu - car je doute qu’il survive à une nuit de plus dans le piège de cette tempête - est profondément pathétique. Je lui lance des fruits mais ils disparaissent dans la poudreuse qui tombe sans discontinuer depuis 48 heures. Je le suis un moment, pensant peut-être qu’il me montrera la voie à suivre pour aborder les pentes crevassées qui défendent le col d’Hispar, mais il m’écarte de la route et la boussole m’indique une erreur de 45 degrés. L’oiseau ne sera pas notre guide, je le salue tristement en reprenant mon cap dans le brouillard. |