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En voyage à vélo couché, l’instant où tout a basculé…

par Marc Brunet
publié le
20 nov. 2019
898 lecteurs
Lecture 12 min.

Après de précédents voyages à vélo, Marc Brunet repart en octobre 2019 direction l’Amérique du Sud pour un périple de 7000 km seul à vélo couché, de Santa Cruz (Bolivie) à Ushuaia (Argentine) par la Cordillère des Andes.
Le parcours traversera les déserts du Sud Lipez et de l’Atacama, les lacs salés et la Patagonie.
Outre une belle aventure, Marc se lance aussi un défi solidaire : son projet est de soutenir une maison d’accueil d’enfants défavorisés en Bolivie et en particulier son programme « Avisa » de prévention et de suivi destiné aux enfants victimes d’abus sexuels et à leurs familles. Plus d'infos à ce sujet sur le site de Marc.

Malheureusement au bout de quelques jours seulement sur les routes de Bolive, un accident de vélo survient. Marc nous raconte ici cet instant où tout a basculé, et comment il a ensuite été pris en charge.

 

A noter : si vous souhaitez découvrir sa première longue aventure à vélo, vous pouvez lire l'ouvrage de Marc : J’irai manger des khorovadz ».

L’instant où tout a basculé…

17h18, la lumière du soleil faiblit timidement, elle s’agrippe délicatement aux monts environnants en les éclaboussant de couleurs chatoyantes et éclatantes, comme si elle n’avait pas envie de finir sa course aujourd’hui. C’est l’heure du photographe. Mais je suis fatigué et je veux atteindre coûte que coûte le prochain village pour trouver de l’eau. La journée a été chaude, voire éprouvante. Finalement, je décide malgré tout de m’arrêter, faisant fi de l’heure avancée, car je ne résiste pas à l’appel de l’image et du spectacle. Dans un même regard, je découvre des montagnes beiges, rouges, vertes, parsemées d’immenses cactus dont les plus téméraires se dressent fièrement à plus de cinq mètres. Un dépaysement total dont la photo examinée plus tard ne restituera pas la magnificence. Parfois le souci de ramener du souvenir sans pour autant lambiner sur la route m’empêche de jouir sans complexes ni remords de l’instant présent et de me détacher de ces contraintes technologiques qui m’aident à prouver que je suis bien passé par là.

Je reprends mon vélo couché pour achever la petite côte devant moi. Je peine un peu, je respire profondément, j’appuie sur les pédales et dans le dos pour franchir les derniers mètres à l’ombre d’un massif pan de rocher. Je ne regrette pas le choix de transmission - plateau 36/pignon 17 - avec mon nouveau système Rohloff, même si ce développement montre presque ses limites. Je ne sais pas si je deviens vieux, si le vélo est trop chargé, si la température limite mes efforts (pointe à 43° hier et il faisait déjà 28° ce matin à 7h30, à 2000 m d’altitude), si je ne me suis pas assez entraîné ou si mon hydratation n’a pas été à la hauteur. Ce doit être la combinaison de tous ces facteurs. Conséquence : ma moyenne quotidienne depuis le départ il y a quatre jours n’est pas celle que j’envisageais dans cette nouvelle aventure solidaire* prévue sur quatre mois. Dans les côtes, c’est du 4-5 km à l’heure. Enfin une modeste descente est juste à portée de pédalier. Un grand coup final pour basculer de l’autre côté en poursuivant cette route toute récente — dont le Président bolivien actuel est fier de mentionner le budget en gros caractères sur un panneau à l’image de son ego. Je l’aperçois au loin, ce ruban noir scintillant, serpenter en imitant le fleuve au fond de la vallée. Peut-être subjugué par cet environnement majestueux et nouveau, je ne réalise pas la difficulté du premier virage tout en le percevant un peu serré. Je n’en vois pas la sortie. Je pressens soudain qu’il va se passer quelque chose. Le poids du vélo chargé — 50 kg — m’entraine inexorablement. Un doute m’effleure. J’envisage de freiner. Au même instant j’aperçois des graviers dans la zone d’entrée de la courbe. Je sens la situation devenir hors de contrôle. La réflexion est courte et concise dans cette fraction de seconde :
– soit je freine et je dérape,
– soit je freine peu ou pas, et de toute façon je vais aller caresser la glissière de sécurité.

Il semble que j’ai choisi la deuxième solution…
Tout se déroule à la vitesse de la lumière, car j’arrivais peut-être un peu vite (35-40 km/h ?). Je vois la glissière se rapprocher de moi de manière inéluctable. Le vélo est indomptable, tel un cheval fou. Il m’échappe. Mon aventure m’échappe. Mon destin m’échappe. Trou noir. J’entends un grand bruit. J’embrasse de plein fouet cet obstacle prévu pour protéger. Je ressens une onde de choc qui traverse tout mon corps, comme un éclair. De la ferraille contre de la ferraille ça passe, mais de la chair et des os contre de la ferraille… Le résultat est sans appel : c’est toujours la ferraille qui gagne. C’est un des aspects de la lutte inégale qui oppose parfois le vélo à la voiture.
17h26 — Altitude 1630m
Lat -18.12566 / Long -64.77637

Arrêt brutal et violent en plein effort.
Le bruit du choc ineffable laisse place au silence inquiétant. Je me vois alors couché, maintenant sur la route. Mon membre inférieur droit est coincé entre le bas de la glissière et la fourche de ma roue avant. La douceur et le calme des paysages pourtant si proches sont loin. J’essaie de dégager sans succès ma jambe de ce piège. Après quelques instants d’efforts démesurés comme si mon avenir en dépendait, j’arrive finalement à la tirer vers moi. La rage de ne pas subir, mais d’agir. Je suis soulagé, elle n’a pas l’air cassée. J’entends un bruit de moteur. Certainement une voiture. Elle ne s’arrête pas. Tandis que je respire péniblement comme si on avait lancé un rocher sur ma poitrine, que je vois et je sens le sang encore chaud couler à grosses gouttes de ma tempe gauche — j’ai taché la glissière immaculée avec mon hémoglobine -, que des douleurs surgissent un peu partout, que ma vision se trouble, j’arrive péniblement après plusieurs tentatives à arracher ma fameuse balise gps spot, à soulever le petit volet protecteur et à appuyer sur la touche SOS. C’est la première fois que je m’en sers, depuis toutes ces années d’aventures, heureusement. Cette balise est une sage condition imposée par ma femme pour mes périples à pied et à vélo en solitaire.

Allongé sur l’alsphate, deux pensées me viennent à l’esprit. D’abord je crie à Dieu pour une aide d’urgence dans cette situation. Et puis je me demande quand je finirai ce voyage. Je n’ai pas envie de rater les salars, le désert, les lagunes, les cols à 5000 m, les vigognes, les glaciers ; je me dis que quelques jours de repos devraient suffire avant de reprendre cette aventure, en dépit de douleurs préoccupantes. Elle ne va pas quand même pas s’arrêter brusquement à cause d’une glissade ? Je tente de récupérer mon téléphone pour prendre des photos. Bouger me provoque des douleurs et de toute façon je ne vois pas grand-chose, mes lunettes étant restées sur le vélo, hors d’atteinte. J’abandonne l’idée à regret.

Je suis là, étendu sur le bord de la route, espérant une voiture de passage. Il n’y en a pas beaucoup, peut-être une tous les quarts d’heure. Au bout de trois minutes, un véhicule s’arrête. Le Ciel m’a entendu. J’entends des pas se diriger vers moi. Je devine deux hommes boliviens se pencher sur mon visage en me parlant, le regard anxieux. Comme ma maitrise de la langue espagnole est encore très limitée, et que mon cerveau est un peu tourneboulé, je ne comprends rien… Ils me prennent en charge tout de suite, ramassent mon vélo ainsi que tout ce qui s’en est détaché et m’emmènent dans leur voiture à l’hôpital de Saipina, le village où j’ai déjeuné quelques heures auparavant. Jamais je n’aurais imaginé y revenir de sitôt !

Durant le trajet ils se préoccupent de mon état, de mon sang qui coule toujours et de mes difficultés à respirer. Je ne sais pas quelle position adopter. Je me recroqueville, je m’appuie sur le dossier. Rien n’y fait. Je récupère mon téléphone taché de rouge et je tente de trouver le numéro de ma femme, alors qu’une goutte de liquide écarlate se fige dans mes sourcils et m’obstrue en partie la vue.
18h04 : « J’ai raté un virage, je vais à l’hôpital »
La communication dure 6 secondes. Pas la force de continuer la conversation. Les paysages et les rares villages filent à toute vitesse devant moi en sens inverse, alors que je viens juste de les traverser. Arrivés à l’entrée de la bourgade de 2000 habitants, mes sauveteurs ne trouvent pas la direction. Ils interpellent un taximan à moto qui va gentiment nous escorter sur la fin de cette route au revêtement fait uniquement de cailloux. Nous atteignons enfin le fameux hôpital en haut de la colline.

Je suis pris en charge de suite par la doctoresse et son infirmière. Elles m’installent sur le lit à leur hauteur et commencent à me déshabiller. Je ne pense pas avoir perdu connaissance, mais comment en être certain ? Alors que je suis allongé sur ce fin matelas, mon corps n’arrête pas de trembler, mes pieds gigotent tout seuls. Pourtant il ne fait pas froid. Rodrigo et José, les jeunes hommes boliviens qui ont joué pour de vrai les bons samaritains sont toujours présents. Ils s’inquiètent de mon état, déchargent mes affaires et le vélo dans la même pièce où je me trouve. Après nettoyage des nombreuses plaies sanguinolentes, les deux femmes s’occupent de mon entaille au-dessus de l’œil et entreprennent de réaliser 4 points de suture.
« Ça va, pas trop de douleurs ? On va vous faire une anesthésie locale ».
Je sens l’aiguille traverser ma peau. Elles terminent leur séance de couture tout en essayant de chasser les mouches et moustiques de la pièce. Couché sur le lit, embaumé par les odeurs d’antiseptique, j’arrive de nouveau à joindre ma femme pour lui donner quelques détails sur mon état et lui demander de prévenir l’assurance. Je ne me rends pas compte qu’avec le décalage horaire il est minuit passé en France et que depuis mon précédent appel elle s’inquiète de savoir dans quel état je suis, sans réussir à me joindre. L’hôpital n’est pas équipé de matériel adéquat : absolument rien pour procéder à une radiographie, pas d’ambulance… Il n’y a que des lits et du petit matériel. Une ambiance froide et austère, sans âme ni chaleur. Le médecin décide alors de m’envoyer à Santa Cruz, métropole régionale de 2 millions d’habitants, et commande une ambulance qui arrivera un bon moment plus tard. On me dira le lendemain que j’ai eu de la chance qu’un véhicule approprié soit disponible aussi rapidement. C’est la troisième fois de ma vie que l’on me propose une balade en ambulance. Les deux occasions précédentes, c’était déjà pour des histoires de vélo…

Ils s’y prennent à quatre pour me transvaser sur la civière, suivi de ma perfusion qui ne va pas me lâcher, tel un chien en laisse, pendant 4 jours. Ils me sanglent comme si j’étais un forcené. Je peux à peine bouger, mes muscles gémissent, ma poitrine invoque grâce, voudrait se remplir d’une grande bouffée d’air, mais elle est oppressée. Je me laisse faire. C’est une drôle d’impression que de devoir dépendre des autres pour des actions banales que l’on fait au quotidien. Je me sens comme un vrai petit vieux. En moi-même je me dis « j’espère que ce ne sera pas mon cas dans quelques années… » Nous arrivons au véhicule, un 4×4 aménagé en ambulance, comme ceux que j’ai croisés sur la route. Une odeur de gasoil plane à l’intérieur… Peut-être due au moteur de la climatisation qui vient d’être mis en route. Une vapeur envahit l’habitacle. Un assistant vient s’installer à côté de moi sur le siège. Ce jeune sympathique va plonger dans un sommeil qui va le tenir jusqu’à l’arrivée. J’imagine qu’il était censé me surveiller… Il sera juste perturbé par des appels administratifs en cours de route, dont celui concernant l’adresse de la clinique. Celle vers laquelle nous nous dirigeons n’est pas l’établissement préconisé par mon assistance. Petit malentendu vite résolu.

Ce voyage va être bien secoué, des portions de route n’étant pas ou plus goudronnées. Et puis il y a aussi ces fameux dos-d’âne. Nous avons bien dû en passer peut-être une centaine. À moins d’avoir envie de casser ses suspensions, il vaut mieux les aborder à vitesse réduite, voire quasiment à l’arrêt. Le scénario s’est donc répété de manière régulière : coup de frein à l’approche. C’est le moment où la masse de mon corps m’entrainait vers l’avant, la tête en bas, avec l’étrange impression de sentir mon estomac rejoindre ma cavité buccale. Un de ces passages a été tellement violent que mon corps s’est littéralement soulevé, plus de contact avec la civière. Heureusement j’étais bien attaché par les sangles. Imaginez plus de quatre heures ballotté dans ces conditions ! À un moment le médecin-conseil français de l’assistance m’appelle, mais je n’arrive pas à maintenir le téléphone près de ma bouche pour lui parler, tellement nous sommes secoués. Je ne sais pas comment ils traitent les cas plus graves et n’ose pas imaginer dans quel état ils arrivent ou survivent.

Le système de santé ici est malheureusement déficient. Peu de prise en charge au niveau de l’état, pas de réseau efficace et dense d’accueil des malades. Quand vous allez à hôpital, dans la plupart des cas, il faut une ou plusieurs personnes avec vous, en général la famille, pour s’occuper de votre nourriture et aller chercher les médicaments (à vos frais). D’ailleurs une polémique est en train de naître à ce sujet par rapport aux projets du gouvernement à l’approche des élections. Les médecins de certains hôpitaux se sont mis en grève. Une fois de plus je réalise combien je suis privilégié d’habiter un pays où les conditions de santé sont exceptionnelles, parmi les meilleures dans le monde, surtout pour la prise en charge.

L’assistant, maintenant réveillé, me rassure : « Nous arrivons dans quelques minutes » Au travers des vitres opaques, je devine les lumières de la ville. Les lampadaires défilent. Enfin la porte libératrice s’ouvre en face de moi et les premiers visages que j’aperçois sont ceux de Joan, le directeur de Nuevos Pasos*, aux côtés de son fils Victor, toujours disponible et indispensable pour la traduction. On me pousse rapidement jusqu’à la salle des urgences de la clinique, la meilleure de la ville me dira-t-on, et me voilà bien installé. Le médecin de garde avec son équipe de 3-4 personnes s’active autour de moi.
« Que s’est-il passé ? Racontez-moi. Vous étiez tout seul ?
— Oui, tout seul…
— Vous avez mal à quel endroit ? » me demande le médecin tout en me palpant la poitrine, les membres.
Pas besoin de répondre, pas besoin de traduction, la douleur est un langage universel. Mes sursauts et réactions lui indiquent les endroits sensibles.
Il est plus d’une heure du matin ici. En général le samedi soir, ils traitent une majorité de personnes imprégnées d’alcool. J’espère qu’ils ne pensent pas que je me suis battu… Après vérification de ce qui a déjà été entrepris à Saipina, ils procèdent à toutes les analyses nécessaires avant de me préparer pour la radio. Au moment où ils contrôlent mon cœur, ils m’annoncent, surpris, « Votre cœur bat à 62 pulsations par minute ». Je m’empresse de leur signaler qu’au repos, mon rythme habituel est de 40-42. « Ah oui, j’ai compris, vous avez un cœur d’athlète ». Je n’irais pas jusque-là, « sportif » aurait largement suffi. Un enfant en bas âge braille dans le box voisin. Sa douleur est perceptible. Je passe dans la pièce contiguë pour la radio. Le froid me surprend et mon corps réagit. La climatisation est réglée bien basse, peut-être pour les machines. Il me tarde d’en sortir. Après l’examen, l’infirmier me ramène dans la pièce précédente, pendant que j’observe Joan et son fils se rendre à ma place dans la salle de radiographie, à l’appel du médecin. Leur entretien dure un moment. Je me dis alors que soit c’est très grave, soit de longues explications sont nécessaires. Les revoilà poussant le rideau-cloison pour s’approcher de moi, la mine un peu anxieuse. « Marc, tu as 3 côtes cassées sur le côté droit, derrière ». S’en suit une discussion animée entre le père et le fils sur l’emplacement du côté droit. Quand on regarde de devant ou de derrière ? Vaste débat vital à 2 h du matin. Le médecin interrogé mettra fin au conflit familial…
Joan et Victor s’occupent de toutes les questions administratives. Dans mon état, sans compter le problème de la langue, j’aurais été bien incapable de procéder à ces démarches. Victor va rester à mes côtés jusque vers 4 heures du matin. Merci, Victor, d’avoir sacrifié ta nuit. J’ai demandé de quoi manger et boire à plusieurs reprises malgré ma réticence à réclamer quelque chose. Je m’inquiétais d’avoir pédalé intensément toute la journée (70 km - 1000 m de dénivelé) et de ressentir cette sensation de faim, tendant vers l’hypoglycémie. Quand on a fait un effort soutenu, il faut manger dans l’heure qui suit de la nourriture appropriée pour une récupération et une régénération optimale. J’en étais loin… Peu après 2 h du matin, j’ai eu droit à de la « gelatina » (jelly) — le dessert préféré des latinos à l’hôpital parait-il — avec un thé accompagné de petits biscuits.

Comme il n’y a pas de chambre disponible, je suis condamné à rester aux urgences. Le lendemain matin on me déplacera de quelques mètres pour m’installer dans un autre box. Puis plus tard dans la matinée, à l’aide d’un fauteuil roulant, j’arriverai au 6e étage dans « la habitacion » qui va être ma demeure pour les quatre jours à venir : dans le service maternité ! Il n’y avait pas de place ailleurs. Je savoure à nouveau la lumière naturelle en cette journée dominicale, heureux d’être en vie même si à aucun moment je n’ai soupçonné une issue fatale. Le deuxième jour, alors que je suis encore couché dans mon lit, je perçois un sifflement d’oiseau. J’essaie de deviner d’où il provient en tournant ma tête vers la fenêtre. Doucement, pour ne pas réveiller les douleurs. Et là, je découvre une frêle silhouette toute de noire vêtue qui sifflote bruyamment en sautillant sur le rebord tout en pointant son bec jaune vers moi. On dirait qu’il veut attirer mon attention comme pour me dire « Ne te laisse pas abattre, il faut rester optimiste, prends la vie du bon côté. Il y a des gens qui vivent des situations plus difficiles que toi ». Il virevolte encore et se déporte vers la chambre voisine. Peut-être pour communiquer sa joie à l’enfant qui l’occupe.

Alors que, la démarche hésitante, je déambule avec difficultés dans les couloirs de l’étage, accroché à ma ligne de vie s’échappant de mon pyjama-blouse couleur bleue à petits carrés, je me demande ce que je vais pouvoir tirer de ce début d’aventure. Pour l’instant il n’y a que des questions sans réponses. J’ai encore une vision très claire de la descente, de ce virage, de la glissière, et du ravin qui se trouvait derrière. Que se serait-il passé si j’étais tombé un mètre plus tôt ou plus tard ? Le premier poteau de la barrière m’a empêché d’aller plus loin. Je crois que j’ai échappé de peu à des conséquences plus dramatiques. « You are lucky », comme me le confiait un ami bolivien venu me rendre visite et qui m’avait invité au restaurant quelques jours plus tôt, « Tu auras de nouvelles histoires à raconter ! Si tu écris un livre, je veux absolument me le procurer ! J’ai appris ton accident juste au moment où j’étais en train de penser à toi ». La vie m’a donné du sursis, c’est tout
bonus. J’en suis reconnaissant.

Quelques jours plus tard, le constat est sans appel : impossible vu mon état (et celui du vélo) de poursuivre mon périple. L’assistance prend la décision de me rapatrier à la maison. Pour moi, ce n’est pas un échec, juste un incident de parcours. Je crois que cet événement aura marqué ma vie. Étonnamment, alors que je rêvais depuis longtemps de ce voyage en Amérique du Sud qui venait tout juste de commencer, je ne me sens ni déçu, ni frustré. Je ne regrette pas d'avoir vécu ces moments. Les circonstances de l’existence nous donnent matière à grandir et à nous remettre en question. Comme me l’a écrit un ami « le fait que tu as été aidé par des gens du peuple que tu voulais aider - et que tu aideras sans doute quand même ! - est déjà une belle leçon. »

De retour en France, alors que je m’apprête à prendre congé de mon médecin après un premier bilan, il ouvre la porte de son cabinet et me lance en me saluant : « Au revoir le miraculé ! Vous avez une petite lueur au-dessus de vous, vous savez, pour avoir été protégé comme ça ». Oui, c’est certain. Je la connais bien cette lueur et elle n’est pas petite…

 

* Cette aventure, comme les précédentes, s’inscrit dans une démarche solidaire pour soutenir cette fois-ci le programme Avisa du centre d’accueil d’enfants défavorisés Nuevos Pasos à Santa Cruz.