En voyage à vélo couché, l’instant où tout a basculé…
Après de précédents voyages à vélo, Marc Brunet repart en octobre 2019 direction l’Amérique du Sud pour un périple de 7000 km seul à vélo couché, de Santa Cruz (Bolivie) à Ushuaia (Argentine) par la Cordillère des Andes. Malheureusement au bout de quelques jours seulement sur les routes de Bolive, un accident de vélo survient. Marc nous raconte ici cet instant où tout a basculé, et comment il a ensuite été pris en charge.
A noter : si vous souhaitez découvrir sa première longue aventure à vélo, vous pouvez lire l'ouvrage de Marc : J’irai manger des khorovadz ». |
L’instant où tout a basculé…17h18, la lumière du soleil faiblit timidement, elle s’agrippe délicatement aux monts environnants en les éclaboussant de couleurs chatoyantes et éclatantes, comme si elle n’avait pas envie de finir sa course aujourd’hui. C’est l’heure du photographe. Mais je suis fatigué et je veux atteindre coûte que coûte le prochain village pour trouver de l’eau. La journée a été chaude, voire éprouvante. Finalement, je décide malgré tout de m’arrêter, faisant fi de l’heure avancée, car je ne résiste pas à l’appel de l’image et du spectacle. Dans un même regard, je découvre des montagnes beiges, rouges, vertes, parsemées d’immenses cactus dont les plus téméraires se dressent fièrement à plus de cinq mètres. Un dépaysement total dont la photo examinée plus tard ne restituera pas la magnificence. Parfois le souci de ramener du souvenir sans pour autant lambiner sur la route m’empêche de jouir sans complexes ni remords de l’instant présent et de me détacher de ces contraintes technologiques qui m’aident à prouver que je suis bien passé par là. |
Je reprends mon vélo couché pour achever la petite côte devant moi. Je peine un peu, je respire profondément, j’appuie sur les pédales et dans le dos pour franchir les derniers mètres à l’ombre d’un massif pan de rocher. Je ne regrette pas le choix de transmission - plateau 36/pignon 17 - avec mon nouveau système Rohloff, même si ce développement montre presque ses limites. Je ne sais pas si je deviens vieux, si le vélo est trop chargé, si la température limite mes efforts (pointe à 43° hier et il faisait déjà 28° ce matin à 7h30, à 2000 m d’altitude), si je ne me suis pas assez entraîné ou si mon hydratation n’a pas été à la hauteur. Ce doit être la combinaison de tous ces facteurs. Conséquence : ma moyenne quotidienne depuis le départ il y a quatre jours n’est pas celle que j’envisageais dans cette nouvelle aventure solidaire* prévue sur quatre mois. Dans les côtes, c’est du 4-5 km à l’heure. Enfin une modeste descente est juste à portée de pédalier. Un grand coup final pour basculer de l’autre côté en poursuivant cette route toute récente — dont le Président bolivien actuel est fier de mentionner le budget en gros caractères sur un panneau à l’image de son ego. Je l’aperçois au loin, ce ruban noir scintillant, serpenter en imitant le fleuve au fond de la vallée. Peut-être subjugué par cet environnement majestueux et nouveau, je ne réalise pas la difficulté du premier virage tout en le percevant un peu serré. Je n’en vois pas la sortie. Je pressens soudain qu’il va se passer quelque chose. Le poids du vélo chargé — 50 kg — m’entraine inexorablement. Un doute m’effleure. J’envisage de freiner. Au même instant j’aperçois des graviers dans la zone d’entrée de la courbe. Je sens la situation devenir hors de contrôle. La réflexion est courte et concise dans cette fraction de seconde : |
Il semble que j’ai choisi la deuxième solution… Arrêt brutal et violent en plein effort. |
Allongé sur l’alsphate, deux pensées me viennent à l’esprit. D’abord je crie à Dieu pour une aide d’urgence dans cette situation. Et puis je me demande quand je finirai ce voyage. Je n’ai pas envie de rater les salars, le désert, les lagunes, les cols à 5000 m, les vigognes, les glaciers ; je me dis que quelques jours de repos devraient suffire avant de reprendre cette aventure, en dépit de douleurs préoccupantes. Elle ne va pas quand même pas s’arrêter brusquement à cause d’une glissade ? Je tente de récupérer mon téléphone pour prendre des photos. Bouger me provoque des douleurs et de toute façon je ne vois pas grand-chose, mes lunettes étant restées sur le vélo, hors d’atteinte. J’abandonne l’idée à regret. Je suis là, étendu sur le bord de la route, espérant une voiture de passage. Il n’y en a pas beaucoup, peut-être une tous les quarts d’heure. Au bout de trois minutes, un véhicule s’arrête. Le Ciel m’a entendu. J’entends des pas se diriger vers moi. Je devine deux hommes boliviens se pencher sur mon visage en me parlant, le regard anxieux. Comme ma maitrise de la langue espagnole est encore très limitée, et que mon cerveau est un peu tourneboulé, je ne comprends rien… Ils me prennent en charge tout de suite, ramassent mon vélo ainsi que tout ce qui s’en est détaché et m’emmènent dans leur voiture à l’hôpital de Saipina, le village où j’ai déjeuné quelques heures auparavant. Jamais je n’aurais imaginé y revenir de sitôt ! |
Durant le trajet ils se préoccupent de mon état, de mon sang qui coule toujours et de mes difficultés à respirer. Je ne sais pas quelle position adopter. Je me recroqueville, je m’appuie sur le dossier. Rien n’y fait. Je récupère mon téléphone taché de rouge et je tente de trouver le numéro de ma femme, alors qu’une goutte de liquide écarlate se fige dans mes sourcils et m’obstrue en partie la vue. Je suis pris en charge de suite par la doctoresse et son infirmière. Elles m’installent sur le lit à leur hauteur et commencent à me déshabiller. Je ne pense pas avoir perdu connaissance, mais comment en être certain ? Alors que je suis allongé sur ce fin matelas, mon corps n’arrête pas de trembler, mes pieds gigotent tout seuls. Pourtant il ne fait pas froid. Rodrigo et José, les jeunes hommes boliviens qui ont joué pour de vrai les bons samaritains sont toujours présents. Ils s’inquiètent de mon état, déchargent mes affaires et le vélo dans la même pièce où je me trouve. Après nettoyage des nombreuses plaies sanguinolentes, les deux femmes s’occupent de mon entaille au-dessus de l’œil et entreprennent de réaliser 4 points de suture. |
Ils s’y prennent à quatre pour me transvaser sur la civière, suivi de ma perfusion qui ne va pas me lâcher, tel un chien en laisse, pendant 4 jours. Ils me sanglent comme si j’étais un forcené. Je peux à peine bouger, mes muscles gémissent, ma poitrine invoque grâce, voudrait se remplir d’une grande bouffée d’air, mais elle est oppressée. Je me laisse faire. C’est une drôle d’impression que de devoir dépendre des autres pour des actions banales que l’on fait au quotidien. Je me sens comme un vrai petit vieux. En moi-même je me dis « j’espère que ce ne sera pas mon cas dans quelques années… » Nous arrivons au véhicule, un 4×4 aménagé en ambulance, comme ceux que j’ai croisés sur la route. Une odeur de gasoil plane à l’intérieur… Peut-être due au moteur de la climatisation qui vient d’être mis en route. Une vapeur envahit l’habitacle. Un assistant vient s’installer à côté de moi sur le siège. Ce jeune sympathique va plonger dans un sommeil qui va le tenir jusqu’à l’arrivée. J’imagine qu’il était censé me surveiller… Il sera juste perturbé par des appels administratifs en cours de route, dont celui concernant l’adresse de la clinique. Celle vers laquelle nous nous dirigeons n’est pas l’établissement préconisé par mon assistance. Petit malentendu vite résolu. Ce voyage va être bien secoué, des portions de route n’étant pas ou plus goudronnées. Et puis il y a aussi ces fameux dos-d’âne. Nous avons bien dû en passer peut-être une centaine. À moins d’avoir envie de casser ses suspensions, il vaut mieux les aborder à vitesse réduite, voire quasiment à l’arrêt. Le scénario s’est donc répété de manière régulière : coup de frein à l’approche. C’est le moment où la masse de mon corps m’entrainait vers l’avant, la tête en bas, avec l’étrange impression de sentir mon estomac rejoindre ma cavité buccale. Un de ces passages a été tellement violent que mon corps s’est littéralement soulevé, plus de contact avec la civière. Heureusement j’étais bien attaché par les sangles. Imaginez plus de quatre heures ballotté dans ces conditions ! À un moment le médecin-conseil français de l’assistance m’appelle, mais je n’arrive pas à maintenir le téléphone près de ma bouche pour lui parler, tellement nous sommes secoués. Je ne sais pas comment ils traitent les cas plus graves et n’ose pas imaginer dans quel état ils arrivent ou survivent. Le système de santé ici est malheureusement déficient. Peu de prise en charge au niveau de l’état, pas de réseau efficace et dense d’accueil des malades. Quand vous allez à hôpital, dans la plupart des cas, il faut une ou plusieurs personnes avec vous, en général la famille, pour s’occuper de votre nourriture et aller chercher les médicaments (à vos frais). D’ailleurs une polémique est en train de naître à ce sujet par rapport aux projets du gouvernement à l’approche des élections. Les médecins de certains hôpitaux se sont mis en grève. Une fois de plus je réalise combien je suis privilégié d’habiter un pays où les conditions de santé sont exceptionnelles, parmi les meilleures dans le monde, surtout pour la prise en charge. |
L’assistant, maintenant réveillé, me rassure : « Nous arrivons dans quelques minutes » Au travers des vitres opaques, je devine les lumières de la ville. Les lampadaires défilent. Enfin la porte libératrice s’ouvre en face de moi et les premiers visages que j’aperçois sont ceux de Joan, le directeur de Nuevos Pasos*, aux côtés de son fils Victor, toujours disponible et indispensable pour la traduction. On me pousse rapidement jusqu’à la salle des urgences de la clinique, la meilleure de la ville me dira-t-on, et me voilà bien installé. Le médecin de garde avec son équipe de 3-4 personnes s’active autour de moi. |
Comme il n’y a pas de chambre disponible, je suis condamné à rester aux urgences. Le lendemain matin on me déplacera de quelques mètres pour m’installer dans un autre box. Puis plus tard dans la matinée, à l’aide d’un fauteuil roulant, j’arriverai au 6e étage dans « la habitacion » qui va être ma demeure pour les quatre jours à venir : dans le service maternité ! Il n’y avait pas de place ailleurs. Je savoure à nouveau la lumière naturelle en cette journée dominicale, heureux d’être en vie même si à aucun moment je n’ai soupçonné une issue fatale. Le deuxième jour, alors que je suis encore couché dans mon lit, je perçois un sifflement d’oiseau. J’essaie de deviner d’où il provient en tournant ma tête vers la fenêtre. Doucement, pour ne pas réveiller les douleurs. Et là, je découvre une frêle silhouette toute de noire vêtue qui sifflote bruyamment en sautillant sur le rebord tout en pointant son bec jaune vers moi. On dirait qu’il veut attirer mon attention comme pour me dire « Ne te laisse pas abattre, il faut rester optimiste, prends la vie du bon côté. Il y a des gens qui vivent des situations plus difficiles que toi ». Il virevolte encore et se déporte vers la chambre voisine. Peut-être pour communiquer sa joie à l’enfant qui l’occupe. Alors que, la démarche hésitante, je déambule avec difficultés dans les couloirs de l’étage, accroché à ma ligne de vie s’échappant de mon pyjama-blouse couleur bleue à petits carrés, je me demande ce que je vais pouvoir tirer de ce début d’aventure. Pour l’instant il n’y a que des questions sans réponses. J’ai encore une vision très claire de la descente, de ce virage, de la glissière, et du ravin qui se trouvait derrière. Que se serait-il passé si j’étais tombé un mètre plus tôt ou plus tard ? Le premier poteau de la barrière m’a empêché d’aller plus loin. Je crois que j’ai échappé de peu à des conséquences plus dramatiques. « You are lucky », comme me le confiait un ami bolivien venu me rendre visite et qui m’avait invité au restaurant quelques jours plus tôt, « Tu auras de nouvelles histoires à raconter ! Si tu écris un livre, je veux absolument me le procurer ! J’ai appris ton accident juste au moment où j’étais en train de penser à toi ». La vie m’a donné du sursis, c’est tout |
Quelques jours plus tard, le constat est sans appel : impossible vu mon état (et celui du vélo) de poursuivre mon périple. L’assistance prend la décision de me rapatrier à la maison. Pour moi, ce n’est pas un échec, juste un incident de parcours. Je crois que cet événement aura marqué ma vie. Étonnamment, alors que je rêvais depuis longtemps de ce voyage en Amérique du Sud qui venait tout juste de commencer, je ne me sens ni déçu, ni frustré. Je ne regrette pas d'avoir vécu ces moments. Les circonstances de l’existence nous donnent matière à grandir et à nous remettre en question. Comme me l’a écrit un ami « le fait que tu as été aidé par des gens du peuple que tu voulais aider - et que tu aideras sans doute quand même ! - est déjà une belle leçon. » |
De retour en France, alors que je m’apprête à prendre congé de mon médecin après un premier bilan, il ouvre la porte de son cabinet et me lance en me saluant : « Au revoir le miraculé ! Vous avez une petite lueur au-dessus de vous, vous savez, pour avoir été protégé comme ça ». Oui, c’est certain. Je la connais bien cette lueur et elle n’est pas petite…
* Cette aventure, comme les précédentes, s’inscrit dans une démarche solidaire pour soutenir cette fois-ci le programme Avisa du centre d’accueil d’enfants défavorisés Nuevos Pasos à Santa Cruz. |