Le "vieux connisme" (CA81)
Comme on peut apprécier un paysage et le voir évoluer au fil des saisons, on peut aussi tenter d’observer ce qui se passe au gré du temps dans notre propre paysage mental. Eh oui, le temps passe ; on commence à accumuler les printemps. Et une chose assez amusante qu’on voit fleurir avec le temps, c’est le « vieux connisme ». Si l’automne pare nos mélèzes d’une belle couleur cuivrée, on ne peut pas dire que le « vieux connisme » soit des plus esthétiques. Vous l’avez compris, le « vieux connisme » est la faculté à se transformer progressivement en vieux con. Il peut être très utile de le voir venir, parce que ce n’est pas aussi flagrant que le saupoudrage de neige sur les sommets qui apparaît du jour au lendemain ; non, le « vieux connisme » est un processus d’installation lent, discret, progressif, en un mot insidieux. Malin, il fait des efforts pour passer sous les radars de détection qu’une arrivée trop brutale rendrait évidente, pour nos proches et pour nous. Laborieux, endurant, méticuleux, il fait sa place progressivement mais sûrement.
Mais ça signifie quoi, en fait, être un vieux con ? D’abord cela ne veut pas forcément dire que l’on est vieux ; je connais quelques vieux cons plutôt jeunes, ils ont juste pris de l’avance ! Mais l’association de ces deux mots souligne quand même quelques spécificités. Déjà cela sous-tend l’idée d’une posture qui arrive avec le temps, qui n’était pas présente quand nous étions plus jeunes. Ensuite cela a plutôt trait à notre perception des autres et du monde qui nous entoure : une tendance à les considérer de manière plus négative, ou même à voir des éléments que nous n’aurions pas perçus dix ans plus tôt.
Du concret ? Il s’agit en fait de tas de petites choses du quotidien… Par exemple, quitte à forcer le trait, quelqu’un passe dans la rue en voiture, vitres ouvertes, sono à toc ; on va trouver que c’est irrespectueux, que les gens tendent à de moins en moins respecter les autres, etc., etc. Ou les agissements d’un politicien vont nous hérisser – alors qu’à 18 ans, on s’en foutait de ces choses-là. Alors certes, on va dire qu’en vieillissant, on se rend davantage compte de la « réalité » et que l’on a acquis un utile sens critique, mais est-ce besoin de s’affliger pour autant ? Cultiver un sentiment négatif qui nous fait juste du mal (un peu, mais souvent) quand cela ne change strictement rien, ne fait finalement que nous desservir. Bref, si j’ai pris un peu de gras en vieillissant, je ne veux pas m’aigrir pour autant (ça c’est juste pour le plaisir) !
Un test simple pour voir où on en est dans ce processus consiste à se projeter dans le passé. Si je constate que je m’agace de tel ou tel comportement, ou m’afflige de tel ou tel évènement, j’essaye, à l’instant, au lieu de savourer mon irritation, de me projeter à 18 ans dans la même situation. Il y a bien des chances que je conclue qu’à cette époque-là, elle ne m’aurait ni gêné, ni attristé, voire n’aurait même pas attiré mon attention ! Si c’est le cas, je suis certain que le « vieux connisme » a fait son nid et qu’il faut agir. Comme une araignée qui tisse une fine toile, terriblement bien faite, pour attraper les minuscules moucherons, nous fabriquons des pièges à émotions négatives. Nous (les vieux cons) tissons un vaste réseau de détection pour extraire de notre environnement les éléments qui vont conforter une certaine vision du monde et des humains, qui n’est plus celle – certainement plus naïve – de nos jeunes années. Dans un environnement pourtant rempli de millions et de millions d’éléments, notre fin détecteur va réussir à extraire celui qui va nous faire un peu de mal. Nous créons un outil ultra-sophistiqué, juste pour nous pourrir un petit peu l’existence. Puissant !
Pour m’en prémunir, j’essaie d’en prendre conscience autant que possible chaque fois que j’ai une réaction ou une pensée négatives suspectes. Et si avec le test de la projection à 18 ans, je pense qu’elle relève du « vieux connisme », je la rejette après m’être dit à voix haute « pensée de vieux con ! », et je dois avouer que ça marche plutôt bien. C’est tellement plus agréable de regarder le monde comme une promesse joyeuse plutôt qu’une mine dont on s’efforce d’extraire les éléments toxiques…