Parallaxe
Se décentrer de sa propre perception
Chronique publiée dans Carnets d'Aventures n°24.
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La parallaxe est l’incidence (ou l'effet) du changement de position de l’observateur sur l’observation d’un objet.
Cette notion est utilisée dans plusieurs domaines (métrologie, photographie, astronomie, etc.).
En psychologie, la parallaxe est une modification de la subjectivité, la différence de perception d’une même réalité. On dit d’un sujet qu’il fait une parallaxe lorsqu’il arrive à percevoir une réalité ou un état dans un sens différent, et qu’il parvient à se décentrer de sa propre perception pour construire un nouveau sens de cette même réalité.
1) Dix-huitième jour. Cela fait 2 jours que je marche sous la pluie ; ce matin encore, en ouvrant le zip de la tente, un rideau gris et humide s’abat sur ma main. Assez. Aujourd’hui je reste dans la tente ! Tant pis pour le retard.
2) Dix-huitième jour. Cela fait 2 jours que je marche sous la pluie ; ce matin encore, en ouvrant le zip de la tente, un rideau gris et humide s’abat sur ma main. J’enfile mes chaussures en râlant. Y’en a marre de cette pluie ! Mais je n’ai pas le choix, j’ai dit que je le ferais ce sommet, il faut y aller.
3) Dix-huitième jour. Cela fait 2 jours que je marche sous la pluie ; ce matin encore, en ouvrant le zip de la tente, un rideau gris et humide s’abat sur ma main. J’enfile mes chaussures en souriant ; jamais 2 sans 3 ? ! Je pourrai toujours remonter le bivouac si la tempête s’intensifie. Bon et puis… après la pluie le beau temps !
Différence de perception d’une même réalité ?
1) Je suis ici, il fait mauvais, je suis mécontent.
2) Je suis ici, il fait mauvais, je suis doublement mécontent : parce que je n’aime pas marcher sous la pluie, et parce que les conditions compromettent mon objectif (et, oserais-je me l’avouer, parce que je ne me sens plus tout-puissant face aux humeurs de la nature).
3) Je suis ici, il fait mauvais. Je n’apprécie pas spécialement d’être mouillé, mais l’imprévu et l’adversité aussi enrichissent, jalonnent et pimentent le vécu ! Et puis, quelle ambiance dans cette vallée quand l’orage gronde !
Et en groupe ?
Pierre : Dix-huitième jour. Cela fait 2 jours que nous marchons sous la pluie ; ce matin encore, en ouvrant le zip de la tente, un rideau gris et humide s’abat sur ma main. J’en ai assez. Aujourd’hui on reste dans la tente ! Tant pis pour le retard.
Paul : Dix-huitième jour. Cela fait 2 jours que nous marchons sous la pluie ; ce matin encore, en ouvrant le zip de la tente, un rideau gris et humide s’abat sur ma main. J’enfile mes chaussures en râlant. Y’en a marre de cette pluie ! Mais nous n’avons pas le choix, on a dit qu’on le ferait ce sommet, il faut y aller.
Ou comment la différence de perception d’une même réalité peut engendrer des tensions et des frustrations…
Mais parfois il ne s’agit pas que du « confort » :
Pendus dans nos baudriers au 8e relais. Les nuages noirs s’amoncellent pendant que nous grignotons des fruits secs avant de nous engager dans la dernière série de longueurs. D’ici, on peut encore faire demi-tour mais ce ne sera plus le cas au-dessus.
Paul : Pas de ligne de rappel au-delà de notre relais, il faut sortir par le haut. De plus, l’itinéraire de descente est glissant et exposé quand il pleut. On a intérêt à ne pas traîner ! Je range les fruits secs et on y va !
Jacques : Pas de ligne de rappel au-delà de notre relais, il faut sortir par le haut. De plus, l’itinéraire de descente est glissant et exposé quand il pleut. C’est complètement inconscient ; on fait demi-tour tout de suite pendant qu’il en est encore temps.
Paul : Allez, ça va le faire si on ne traîne pas ! Eh mec, de toute façon, tu ne peux pas redescendre tout seul !
Ou comment la différence de perception d’une même réalité peut forcer quelqu’un à aller au-delà de ce qu’il aurait accepté.
Et quand il s’agit de l’engagement et du risque…
Différence de perception d’une même réalité ? Subjectivité donc. Comment faire autrement ? Quelle est la vision « objective » de la situation ?
S’engager dans les longueurs suivantes sachant qu’il faut sortir par le haut et que l’orage menace, c’est dangereux ou ce n’est pas dangereux ? C’est inconscient et risqué ou ça ne l’est pas ?
a) 1h30 plus tard, les cumulonimbus déjà obèses tout à l’heure déversent leur colère. L’orage éclate. Des trombes d’eau tombent du ciel que les éclairs illuminent. Mais nous, nous ne voulons pas être illuminés ! Nous n’en menons pas large en pleine paroi et couverts d’objets métalliques. La foudre s’abat de tous côtés. C’est peut-être la première fois de ma vie que je fais une prière. J’te l’avais bien dit qu’on allait au carton !
b) 3 longueurs de bataille plus tard, un vent du nord plus que salutaire nettoie le ciel. Les enclumes naissantes se font écrêter, des glorieuses en sortent. Puis le soleil inonde à nouveau le paysage. Eh poule mouillée, on a bien fait de continuer tu vois !
Y a-t-il un point de vue objectif ?
Il arrive d’observer sur soi-même combien la différence de perception d’une même réalité peut être brusque. Combien la réapparition du soleil (qui réchauffe les corps et les cœurs) peut redonner aussitôt enthousiasme, confiance et désir de poursuivre, alors que l’instant précédent, l’assombrissement de la lumière ambiante due aux nuages noirs provoquait en nous l’irrémédiable désir de faire demi-tour et vite !
Le futur ne nous donne finalement ni raison ni tort, il souligne notre « chance » ou « malchance » selon ce qu’il s’est produit. À nous d’avoir l’humilité de le prendre en considération avant la prise de décision, mais aussi à l’issue de l’histoire.
Comment faire partager aux autres sa subjectivité sans l’imposer ? Comment recevoir la leur sans la subir ?
Comment, nous tous, nous décentrer de notre propre perception pour adopter un angle de vue différent, pour changer de paradigme, de cadre de réflexion, d’échelle, de perception… ?
« La sensation d'être heureux ou malheureux dépend rarement de notre état dans l'absolu, mais de notre perception de la situation, de notre capacité à nous satisfaire de ce que nous avons ». Dalaï-Lama.
L’Extraterrestre