Cyclo-migration avec les oiseaux

Là où les oiseaux nous mènent
Lorsqu'une passionnée d’oiseaux et un amoureux des grands espaces enfourchent leurs bicyclettes, l’itinéraire va de soi : suivre les flux migratoires des oiseaux. Le challenge ? Être au bon endroit au bon moment. Le dilemme ? Observer ou avancer ? Pendant un an et demi, Marine et Gabriel ont pédalé en Europe selon un axe nord-sud jalonné de sites ornithologiques majeurs. Une quête poétique guidée par les oiseaux.
Homo cyclopithecus est un hominidé qui, au cours de l’évolution, a troqué sa chaise de bureau à roulettes et son mode de vie sédentaire pour un vélo à sacoches et le nomadisme. Il se reconnaît à son port de tête pointé vers le ciel, à l’affût des formations d’oies et de grues en vol, et par un flair développé pour dénicher les bivouacs sauvages. Nous sommes donc deux cyclopithèques qui avons suivi l’appel des oiseaux en direction de l’Arctique, à la rencontre de ces fascinants migrateurs ailés.
Agitation migratoire
Pour parler du déclic de l’aventure, j’aime faire l’analogie avec un phénomène qui se manifeste chez de nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs par des comportements agités et une forte inclination à voler (même en captivité) pendant leur période de migration. Nous concernant, il y a eu ce moment où notre horloge biologique interne nous dictait qu’il était temps de prendre le large. Cette urgence de vivre que je qualifierais d’énergie motrice, est d’abord venue de Gabriel qui rêvait d’une grande itinérance, nourri par les récits d’aventuriers à vélo ou à la voile, comme Gérard Janichon qui écrit dans Damien autour du monde :
« Il nous paraît vain et trop facile de se prétendre homme en vissant une plaque sur la porte d’un appartement acquis par un crédit de vingt ans ou d’avoir son nom dans l’annuaire. La ville a apporté ses futiles tentations auxquelles il est presque inévitable de succomber. On se bat à coups de diplômes, de titres, d’honneurs, on distribue avec largesse des cartes de visite sur lesquelles plus il y a de noir mieux ça vaut, et on se retrouve faible et insignifiant quand le bleu de la nuit inonde la ville. Par honte, on relève la tête jusqu’à l’enseigne au néon mais plus jusqu’aux étoiles. Les valeurs sont faussées dès le départ, dès qu’on vous choisit une religion, une orientation. On peut ne pas en être conscient ; tant mieux. Ou tant pis ; c’est selon. Une chose est sûre, lorsqu’on le devient, il est nécessaire de réagir, et au plus vite. Se bâtir une vie telle qu’on voudrait avoir vécu. »
L’agitation, l’impatience du départ, me gagnent plus tardivement, à mesure que je me passionne pour l’ornithologie. Je ne me satisfais plus des week-ends en montagne pour tromper l’ennui d’une vie de salariée en cabinet d’architecture. J’ai envie d’aller voir où vont les oies sauvages, les balbuzards, les bécassines, les bruants et autres pipits ou gobemouches venus d’Afrique. À quoi ressemblent les phalaropes et les plongeons lorsqu’ils ont mué, se débarrassant de leur plumage terne d’hiver pour se parer de leurs couleurs d’été, comme sur les planches du guide ornithologique ? Qu’est-ce que la toundra, ce biome que certaines barges et bécasseaux en hivernage sur nos littoraux s’empressent de regagner le printemps venu ? Jusqu’à quelle latitude peut-on voir des hirondelles ?
Un peu fébriles après avoir vu notre premier projet de voyage annulé en raison de la crise sanitaire (qui était censé être un coup d’essai), nous reprenons nos préparatifs en janvier 2021, en gardant cette fois-ci, par superstition, le plus grand secret. Gabriel s’occupe de vendre l’essentiel de nos affaires accumulées pendant huit ans dans notre cocon. Doté d’une solide expérience en cyclo-bivouac, il prépare nos vélos et rassemble tout le matériel nécessaire pour une aventure dont le trajet et le calendrier restent à définir. Une fois mon contrat de travail rompu, je prends le relais pour tracer un itinéraire sur une trajectoire et une temporalité proches de celles du flux migratoire des oiseaux, en passant par les hotspots ornithologiques d’Europe du Nord. Nous prenons la route du pas de notre porte dans le Diois en février 2022.

Les points d’intérêt ornithologique (passages migratoires, zones d’hivernage, haltes incontournables) sont sélectionnés au terme de recherches sur différents sites ou guides spécialisés (birdingplaces.eu, eurobirdportal.org, varanger.net, La migration des oiseaux de Maxime Zucca). Mais aussi en entrant en contact sur le terrain avec des naturalistes, professionnels ou non. C’est ainsi que nous avons pu visiter et prendre connaissance des sujets de recherche de la station ornithologique de Skagen au Danemark, et de Falsterbo en Suède. Nous avons rencontré énormément d’ornithologues dans les réserves et les observatoires avec qui échanger sur les spots intéressants.
Être au rendez-vous
Le projet répond à une envie commune de faire un pas de côté : vivre dehors, au rythme du soleil et des saisons, dormir sous les étoiles. En somme, trouver cet état de vulnérabilité (certains diront sortir de sa zone de confort) qui nous permet d’éprouver pleinement celle du vivant qui nous entoure. Eh bien en hypoglycémie, avec des saignements de nez, un mur de pluie, les doigts gelés et une migraine dans les premiers jours du voyage, tu l’as trouvée ta vulnérabilité ! C’est ma deuxième expérience d’itinérance à vélo (la première n’ayant pas dépassé dix jours) et je n’ai aucune préparation sportive. Gabriel se remet tout juste d’une opération des croisés, il est encore en rééducation ; nous avons plus de trente kilos de chargement chacun, et n’avons pas encore dépassé le département de l’Isère… Qui aurait parié que l’on partait pour 15.000 km et plus d’un an d’aventure ? En Alsace, la tente est couverte de givre (elle se plie comme du carton !), les glaçons tintent dans nos gourdes en métal jusque dans les forêts allemandes… Mais quelle joie d’être dehors, de voir les grues cendrées décoller en groupe le matin et prendre la même direction que nous, de découvrir les oies sauvages massées par milliers à Dümmer See, de dormir sur les rives de l’Elbe avec les bernaches nonnettes.
Malgré le froid mordant et une goutte au nez intarissable, chaque coup de pédale nous rapproche un peu plus de notre quête : atteindre la toundra arctique avant le solstice d’été. Passé cette échéance, les oiseaux sont en majorité en train de couver, ou bien ont déjà élevé leurs petits. Plus discrets, ils chantent peu et sont donc moins facilement observables que lorsqu’ils paradent ou défendent leur territoire… Et les moustiques rendent la région insupportable.
Dilemme : observer et/ou avancer
Les bivouacs suédois sont très riches d’un point de vue faunistique et comblent notre avidité à observer tout un tas d’espèces dans leur milieu. Les lacs gelés laissent progressivement place aux plongeons arctiques glissant à la surface de l’eau, les tétras lyre chantent à l’aube dans les forêts tapissées de myrtilliers, le chant en infrabasses du butor étoilé caché dans les roselières nous berce au crépuscule, les bécassines paradent bien après la tombée de la nuit. Ces espèces sont si présentes qu’elles pourraient sembler communes, alors qu’en France elles subissent un fort déclin. Les balbuzards ne tardent pas à débarquer et nous offrent de belles scènes de pêche sur les lacs, après leur long périple depuis l’Afrique. Mais le plus impressionnant reste de constater jour après jour l’apparition de nouvelles espèces dans les paysages que nous traversons, notamment des tout petits migrateurs transsahariens. Savoir que ces boules de dix grammes sont arrivées à destination (ou du moins ont réussi à faire le gros du trajet) après avoir bravé des milliers de kilomètres force l’admiration. Les rencontres se font à l’improviste, souvent à la faveur de nos pauses repas ou bien sur les lieux du bivouac : un mouvement dans un feuillage, et « oh ! Le premier pouillot fitis ! Et là, un rougequeue à front blanc ! » Cela arrive aussi très fréquemment sur la route. L’un ou l’autre freine pour donner un coup de jumelles avant de s’approcher plus lentement pour observer ici un jaseur boréal, là une jolie grive mauvis. C’est ce qui rend notre progression journalière complètement aléatoire. Plus il y a d’oiseaux, moins on avance, mais le temps presse !
Plus nous avançons vers le nord, plus les signes du printemps sont tardifs. À Umeå mi-mai, les bourgeons en sont au même stade qu’en Allemagne au mois de mars ! Un ami écrit à Marine à ce moment-là : « Tu disais que le confinement t’avait volé ton printemps, voilà une belle revanche ! » Et il est vrai que ce printemps éternel, gagné de haute lutte, a un goût particulier. Les hirondelles scandinaves, elles, profitent de leur longue migration à travers l’Europe pour arriver en douceur au moment idéal, en mai, lorsque les conditions leur sont optimales dans le nord.
Les journées s’allongent, le jour triomphe de la nuit dans ces contrées au-delà du cercle polaire, les fleurs sortent enfin et les oiseaux chantent même pendant notre sommeil (mention spéciale aux bruants des roseaux, et aux pinsons du nord dont le chant est particulièrement répétitif).
Faire sa trace, maintenir le cap
Contrairement aux oiseaux, nous n’avons pas de programme migratoire inscrit dans nos gènes, ni la capacité de nous repérer avec les étoiles ou le champ magnétique terrestre (une grande partie du flux migratoire a lieu de nuit). Cependant, le Soleil est devenu peu à peu notre référence naturelle pour partir dans la bonne direction. Avec un cap nord-nord-est, on notera que le pied droit se réchauffe beaucoup plus vite que le gauche.
Pour tracer l’itinéraire, j’utilise RouteYou dont la version web permet de simuler des itinéraires sur de grandes distances, en privilégiant les portions cyclables avec des options du type « itinéraire le plus court » ou « le plus joli » qui se révèlent souvent pertinentes. Ce grand tracé passant par les points d’intérêt ornithologiques préalablement sélectionnés est ensuite importé sur les fonds de carte Open Street Map qui nous conviennent bien : gratuits, précis, accessibles hors ligne, ils permettent de faire ressortir la représentation des zones humides ou réserves naturelles, et d’effectuer des recherches par catégorie (les plus utilisées : points d’eau, supérette, toilettes). Le tracé général ne peut pas être suivi fidèlement car il y a forcément des détours à faire pour les ravitaillements et les bivouacs, et le dénivelé à prendre en compte. Tout cela représente +10 % par rapport au tracé général. Nous affinons donc l’itinéraire tous les deux, généralement avec cinq jours d’anticipation.
Se nourrir
Un peu comme pour ces passereaux venus d’Afrique, notre carburant à nous, c’est le gras ! Enfin surtout Marine qui tape dans le beurre de cacahuète sans limite, à tel point qu’il faut que je nous achète un pot chacun pour que le partage soit équitable. Végétariens tous les deux, cela nous pousse à quelques astuces avec des aliments bon marché, simples et nourrissants : des œufs durs, semoule/pois chiches, semoule/haricots rouges pour varier, fromage, flocons d’avoine et biscuits. Pas très gastronomique, l’essentiel étant de garder la forme pour pédaler et se faire plaisir de temps en temps avec les pâtisseries du coin. Détail important, 1 L d’eau bouillante conservée dans le thermos nous permet de préparer le repas du soir (faire gonfler la semoule ou les pâtes) et d’assurer la bonne quantité d’eau chaude pour le petit-déjeuner du lendemain. Nous faisons donc fonctionner le réchaud à essence ou le réchaud à bois sur le temps du midi uniquement. Bonus après la cuisson des œufs durs : on les glisse encore chauds sous nos vêtements ! Nos vitamines proviennent principalement des fruits et légumes et de la prise de compléments alimentaires. Nous nous sommes laissé tenter par le dumpster diving (littéralement « plonger dans les bacs de déchets ») norvégien, discipline largement pratiquée par les cyclorandonneurs désargentés (ou juste scandalisés de voir autant de gâchis alimentaire dans les poubelles). Le but est d’être autonomes pendant près d’une semaine sans avoir besoin de retourner en ville. Tomber sur une épicerie fermée à ce moment-là complique alors grandement les choses. De la même manière que cela peut condamner un oiseau déjà fatigué par le voyage qui ne trouve pas de quoi se sustenter en halte.
Bien dormir pour mieux observer
La charge mentale du bivouac s’est complètement évaporée à partir du Danemark où des abris sont mis à disposition des campeurs de passage et remarquablement cartographiés.
Idem pour la Suède, la Finlande et la Norvège où le droit d’accès à la nature est inscrit dans la constitution et ancré dans la culture scandinave (ndlr : le fameux allemansrätten (en suédois) ou jokamiehenoikeus (en finnois)). Un bon bivouac multiplie nos chances de faire de belles observations, c’est la raison pour laquelle nous le choisissons avec soin, en croisant au besoin les cartes avec les vues satellites. Lorsque la législation nous le permet, nous bivouaquons dans les réserves naturelles. Le réveil est un moment privilégié où il faut toujours que j’aie mon appareil photo et les jumelles à portée de main. On pourrait résumer notre stratégie en quelques mots : loin des villes, discrétion absolue (personne ne doit nous voir), pas de trace (ne rien laisser, pas même le spectre de notre tente sur un parterre de feuilles de hêtre). Et une règle d’or : si l’un d’entre nous ne le sent pas, on n’y dort pas.
- Enregistreur audio : Zoom H4n
- Longue-vue compacte : Kite SP65 zoom x17-50
- Jumelles : Argonnes ENO 10x42 (Marine) Vanguard endeavor ED IV 10x42 (Gabriel)
- Kit trépied rotule (compatible longue-vue et enregistreur audio) : Manfrotto Compact Advanced
- Appareil photo bridge : Lumix FZ1000
- Vélos de série Riverside 700 cadre acier acheté d’occasion en parfait état (75 €) sur les 12.000 premiers kilomètres, 6 roues arrière consommées (3 chacun car jantes trop fragiles pour notre chargement).
- Vélos à la carte avec MW Cycles pour la fin du voyage.
► listes complètes sur cyclopithecus.com
Décalage temporel
Les coups de vent du Danemark nous obligent à rouler l’un derrière l’autre, en nous relayant toutes les deux minutes pour atteindre péniblement 5 km/h. En avançant vers le nord, nous comprenons que les aménités du printemps tarderont à venir : les campings sont fermés jusqu’au mois de mai inclus, et nous luttons encore contre le froid à cette période-là. Nous sommes en décalage par rapport à la saison touristique qui nous aurait été, à quelques semaines près, bien plus favorable. Cette situation rappelle le sort du gobemouche noir. En effet, le réchauffement climatique perturbe la synchronisation entre le cycle de vie de cet oiseau et celui de ses proies, les chenilles. Les températures plus élevées avancent le cycle de vie des insectes, mais pas celui des oiseaux, créant ainsi un décalage fatal pour la survie des jeunes qui s’en nourrissent.
Trois semaines de déluge sur la côte ouest norvégienne ! On aurait cru que le ciel avait percé. Malgré la tentation de prendre un train direct pour le soleil, nous avons préféré braver les éléments et découvrir les charmes des fjords sous la pluie. C’est pendant cette période que Gabriel a sorti un de ses meilleurs proverbes, qui ont le don de redonner le moral : « si la route est mouillée, c’est qu’il a plu, si la route est sèche, c’est qu’il va pleuvoir ».
Métamorphose
Notre itinéraire aurait dû longer ensuite la frontière russe pour rejoindre les points de passage stratégiques de la migration postnuptiale dans les pays baltes, mais le contexte géopolitique nous impose de revoir ce projet initial. Nous optons alors pour un retour par la façade atlantique puis l’Europe centrale, nous permettant ainsi de découvrir les magnifiques paysages de Norvège, l’afflux des migrateurs sur la péninsule de Falsterbo, et la douceur de la fin d’été jusqu’à la pointe méridionale de la Suède. La veille de notre traversée en ferry, nous contemplons depuis notre bivouac des groupes de grues avec leurs petits en train de faire le grand saut : s’élever en altitude, puis tracer plein sud au-dessus de la Baltique. La Pologne marque un point de bascule, entre deux continents et deux saisons : une immersion dans l’atmosphère automnale faite de brumes tardant à se dissiper, de brame du cerf le soir, de nuits claires sous la voie lactée, et de rencontres avec les migrateurs eux aussi sur le retour. Nous continuons ainsi à partager notre route avec les grues et les oies jusqu’en France.
Deux mois de repos et de préparatifs dans notre pied à terre du Vercors sont nécessaires pour faire décanter tout cela, et repartir vers le sud de l’Espagne en direction de Tarifa, lieu spectaculaire de la migration. Malheureusement, une vague de chaleur exceptionnelle et la sécheresse qui ravage alors la réserve de Doñana en Andalousie nous contraignent à modifier une nouvelle fois nos plans. Les Pyrénées espagnoles marquent donc nos dernières étapes, magnifiées par un ballet de rapaces prestigieux. Nos nouveaux projets professionnels (une bande dessinée pour Marine et un contrat saisonnier pour Gabriel), mais aussi la fatigue générale, précipitent notre retour et notre re-sédentarisation progressive (nous avons habité trois mois en caravane !).
Loin de la marche du monde, cette parenthèse que nous nous sommes offerte est devenue notre nouveau référentiel de ce qui nous rend heureux : vivre dehors, se fondre dans le décor, s’émerveiller chaque jour, et apprécier ces moments où nous nous retrouvons en tant que témoins silencieux de l’intimité des oiseaux. Elle a profondément transformé nos perspectives professionnelles. Marine a choisi de se tourner vers la protection de la biodiversité, tandis que Gabriel a opté pour un mode de vie rythmé par les saisons de voile. Et bien sûr, le cri des grues et des oies remplit désormais nos cœurs d’une joie immense !
- 38 kg Gabriel ; 35 kg Marine (hors vélo, eau et nourriture)
- 55 km / jour en moyenne
- 70,43°N latitude max
- 15.000 km à vélo ; 1000 km en ferry ; 600 km en train ; 0 km en avion
- 1 an et demi de février 2022 à juin 2023
- 90 % de nuits sous tente
- Dépenses : 350 € / mois / pers (hors hivernage voiture)
- Financement 100 % personnel : 60 % issus de la vente de nos affaires ; 40 % de nos économies
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