9 invités en ligne

Une marche à travers l'Europe

(en cours)
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
randonnée/trek
Quand : 19/02/23
Durée : 400 jours
Distance globale : 6479km
Dénivelées : +181365m / -179470m
Alti min/max : -1m/3013m
Carnet publié par SamuelK le 08 oct. 2023
modifié le il y a 2 jours
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions : Pour me rendre au départ : bus de Bordeaux à Tarifa. Pour le retour : en voilier par la méditerranée ?
Coup de coeur ! 1597 lecteur(s) -
Vue d'ensemble

Le topo : Les Alpes : Sorico > Belladore (mise à jour : 08 oct. 2023)

Distance section : 119km
Dénivelées section : +4822m / -4155m
Section Alti min/max : 199m/2785m

Description :

17/08/2023 > 22/08/2023
122 km ; D+ 5,4 km ; D- 4,7 km

Télécharger traces et points de cette section au format GPX , KML
Télécharger traces et points pour l'ensemble du carnet (toutes les sections) GPX , KML

Le compte-rendu : Les Alpes : Sorico > Belladore (mise à jour : 08 oct. 2023)

Après une bonne section montagneuse, je quitte les bords du lac de Como et m'enfonce dans la vallée de Valtenine. Je marche deux jours et demi exclusivement sur du plat, sur une piste cyclable qui longe la rivière Adda. Cela contraste pour un temps avec les derniers jours et les prochains. J'ai la sensation d'avancer sur la carte, à une vitesse que permettent un chemin lisse et l'absence de dénivelé. C'est un autre rythme, un autre état. Je ne regarde plus là où je mets les pieds mais autour de moi d'un air oisif. Comme il y a tout de même une certaine monotonie et que j'ai le cerveau disponible, c'est l'occasion d'écouter beaucoup d'émissions tout en marchant. Je porte peu de nourriture et peux acheter ce que je veux au fur et à mesure même si c'est lourd. Il fait à nouveau 30°C sans ombre, mais sur du plat avec de l'eau très régulièrement c'est supportable. Le retour en faible altitude signifie également le retour des moustiques. Ils sont absolument partout. Au moindre petit arrêt je repars avec des piqûres plein les mollets. Il m'arrive de faire des pauses snack où je fais les cent pas pour qu'ils n'arrivent pas à se poser sur moi. Sinon, je dois enfiler mon pantalon et ma veste de pluie au travers desquels ils ne peuvent pas piquer. Les premiers mois de marche je me suis souvent demandé si j'avais bien fait d'emporter ma moustiquaire de 90 grammes. Maintenant elle me sauve littéralement des nuits, elle a bien sa place dans mon sac-à-dos. Satanés moustiques qui irritent la peau et l'humeur. Même lorsque des éléments météos sont pénibles, j'accepte la réalité et ne rêve pas d'un monde sans vent, sans pluie, sans température froide ou chaude pour un corps humain. En revanche je peux rêver et souhaiter futilement un monde sans moustiques, car je les déteste. Il serait plus sage de les considérer comme le vent ou la pluie. Cela dit je vais vers ça.

Je pourrais continuer à marcher sur cette piste cyclable jusqu'à Belladore, mais repasse par les hauteurs à partir de Sondrio. L'itinéraire est toujours un compromis et une adaptation à l'envie du moment et autres réalités. Je n'ai pas choisi de me déplacer à pieds et de traverser les Alpes pour rester sur du goudron et passer les cols que lorsque nécessaire. Et parfois je choisis d'avancer vers ma destination sans visiter tous les recoins qui en voudraient pourtant le coup. Là je fais bien de ne pas aller au plus court pendant une semaine entière. L'effort d'à nouveau monter en altitude m'est récompensé par des moments somptueux. Je passe un des plus beaux bivouacs de ma vie au-dessus du Piano della Belma, un alpage avec des petits lacs et d'autres montagnes au loin. Un bivouac comme je l'aime où j'assiste chanceux à un spectacle. C'est beau partout : le grand pic à ma gauche illuminé par la lumière chaude du soleil rasant, les nuages rouges qui passent derrière la montagne à ma droite et se reflètent dans le lac à la surface miroir, la plaine que je surpmombe, la lune au-dessus du massif lointain devant moi, tout. Le spectacle évolue en continu et les scènes se succèdent avec le soleil qui se couche. L'éclairage change de cible, les nuages disparaissent et réapparaissent, le soleil projète ses rayons en l'air lorsqu'il passe derrière l'horizon, le croissant de lune gagne en intensité, le rôle principal se relaie au fur et à mesure du temps pourtant suspendu. Toutes les scènes qui s'enchaînent avec fluidité sont plus belles les unes que les autres. J'admire vraiment un spectacle, improvisé et joué qu'une seule fois, qui ne m'est pas destiné mais dont je suis le seul spectateur. Ce spectacle suffit. Ce sont des moments de grâce et de bien-être lorsque l'endroit et l'instant présent suffisent à capter entièrement mon attention. Cela suffit largement et je suis là, captivé, je regarde et ne pense à rien d'autre que ce que je vois. Tout d'un coup je me retrouve dans les nuages. Le rideau est tiré, au lit.

Voilà un bivouac généreux jusqu'au bout : j'ai la chance de me réveiller le lendemain matin au-dessus d'une mer de nuages où baigne l'alpage encore dans la nuit. Je prévois aujourd'hui une journée de marche ambitieuse où je descends dans un vilage Suisse et remonte dormir dans un bivacco italien. Un col au lever du soleil et un autre à son coucher, et entre les deux 24 kilomètres, 1900m de D+ et 1900m de D-. Comme je pars tôt et arrive tard, je ne me presse pas et prends le temps pour m'arrêter cueillir des champignons, méditer, laver mes vêtements ou prendre deux heures de pause dans le village en attendant la réouverture du supermarché. À l'ombre dans la forêt, la longue montée se passe bien. À un moment, je pète d'énergie, puissante et énigmatique. Je monte une pente raide sur un sentier lisse et légèrement amortissant, juste ce qu'il faut. Mes jambes et mes bras me font avaler distance et dénivelé presque sans effort mais avec facilité et plaisir. Dans cet instant, j'ai l'impression que cette force pourrait durer jusqu'au soir, mais je sais que c'est une belle illusion qui me fait jouir de cet instant précieux jusqu'au bout sans me poser plus de questions. Toutefois, je sens mon esprit distrait et trop déconnecté de la forêt à mon goût. Par ailleurs, je suis dans un coin à chamignons et aimerais partir à leur recherche en m'éloignant du sentier tant que je suis dans cet univers riche que je sens prêt à s'éteindre au prochain croisement de piste, où le soleil tapant abolira toute humidité qui crée ce foisonnement vivant de sous-bois. J'arrête donc l'élan physique pour écouter l'élan intérieur. En partant explorer les alentours, je ne sais pourquoi, je me sens intimidé par ce sous-bois qui semble avoir une âme. Je me sens chez quelqu'un de plus grand que moi. Il y a là tout une communauté qui vit sa vie, dont je brise peut-être l'intimité. C'est beau, c'est riche, il y a de quoi arrêter mon regard sur chaque élément. Je sais que je ne vois et perçois qu'une infime part de ce qui m'entoure. Je sais que les champignons comestibles sont là quelque part, sous des herbes plus hautes qu'eux, dans un recoin entre une pierre recouverte de mousse et un tronc sombre, mais je ne les vois et ne les trouve pas. Je regagne alors mon sac laissé sur le chemin et m'assois pour une séance de meditation. Débutant que je suis, je parviens bien à rentrer dans un état que je pense méditatif. Lorsque je réouvre les yeux, je regarde autour de moi et cela suffit. Le spectacle de la veille suffisait à me focaliser et à m'émerveiller. Là, cela suffit alors même que je me suis arrêté dans un endroit choisi par hasard au bord d'un chemin, qu'on pourrait qualifier de lambda. Alors chaque lieu peut suffir, c'est une question de regard et de disponibilité. À ce moment je cultive ma capacité à être attentif et à m'émerveiller. Cela me semble plus réaliste qu'utopiste au fond, car chaque élément qui m'entoure est bien une merveille en soit, et mérite attention et contemplation. Qui a déjà regardé attentivement cet arbre, ce lichen, cette pierre ? Qui les a déjà vraiment considérés à leur juste valeur ? Eux aussi sont, pour reprendre l'expression de Bernard Moitessier, à la fois "des atomes et des dieux". Vivre continuellement avec cette profondeur d'attention serait bien sûr impossible et même non souhaitable, mais j'imagine que faire pénétrer cette réalité dans notre quotidien doit être beau et bénéfique. J'ai du mal à repartir car je ne veux pas rompre ma considération et ma reconnaissance pour tout ce qui m'entoure, pour tout ce qui est dans mon champ de vision, de perception, et aussi d'imagination. Lorsque je repars, l'énergie physique mystérieuse s'en est allée. Je prends conscience que tout ce que je vois, chaque endroit que je traverse qui offre une nouvelle vue et un nouveau micro-univers, mérite de s'y arrêter et regorge de potentiel d'admiration. Je peux alors avoir la sensation de passer à côté, de rater quelque chose, et aussi de manquer de respect à ce qui m'est donné, de décliner un cadeau en avançant avec des œillères. Ou bien je peux marcher en gardant autant que possible ce regard attentif et contemplatif qui suffit. Je suis alors pleinement dans le lieu, dans l'instant, avec mon corps, mes sens, mes pas, le sentier que j'emprunte. À l'approche du col, des pensées plus pragmatiques refont surface : je devrais faire sécher mon tarp mouillé par la condensation tant qu'il reste juste assez de soleil.

Arrivé au col avec le soleil qui se couche derrière moi, je découvre un nouveau coin splendide avec un lac et le bivacco visé en contrebas. J'y descends avec frénésie. En pénétrant dans ce nouvel endroit, je me vois traverser les Alpes et imagine leur grandeur inimaginable en réalité. Les Alpes, cette énorme chaîne de montagnes - peut-on encore parler de chaîne - visible de haut sur une carte mais dont il est impossible de prendre la mesure de l'intérieur, de l'immensité, de l'existence de chaque vallée, chaque col, chaque sommet. Un immense royaume qui regorge de merveilles, de lieux paisibles comme celui-ci, qui nous offre la possibilité de les arpenter, de grimper dessus, ou simplement de les regarder. Les Alpes dont il existe une infinité de manières de les traverser. Les Alpes dont chaque lieu, chaque chemin, chaque jour, chaque saison a son ambiance, et chaque personne qui les arpente a aussi sa vision, ses émotions. J'arrive au bivacco, il y a toujours un suspens au moment d'ouvrir la porte : se rejouir qu'elle soit bien ouverte, et découvrir ce qu'il y a derrière. Je pose mon sac et vais immédiatement nager et me laver dans l'eau froide du lac tant que mon corps est chaud et qu'il fait encore un peu jour. Mon entrée dans l'eau crée une onde concentrique à la surface de l'eau qui fait onduler le reflet des montagnes qui m'entourent. En voilà une journée riche en plaisirs gratuits, dont la nature reste inconnue et l'obtention incertaine, comme les champignons. Et à propos de champignons, ce matin j'ai eu la joie de trouver une coulmelle, deux cèpes des pins et des pieds de moutons, des espèces haut de gamme. Je me cuisine une poêlée dans une casserole du bivacco. C'est incroyable comme c'est bon, vraiment incroyable. J'essaye d'écrire mon journal de bord comme à mon habitude mais n'insiste pas, je tombe de sommeil.

Une troisième belle journée succède aux deux précédentes. Je ressens la journée d'hier dans mes muscles, mais pour marcher en descente et sur du plat comme aujourd'hui, aucun problème. Je redescends très progressivement vers la vallée de Valtenine le long d'une vallée perpendiculaire par une piste forestière puis par une route qui dessert différents hammeaux. J'aime ces longues et lentes descentes. Il y a le plaisir de la marche oisive sur du plat où mes mouvements sont réguliers, et celui d'évoluer toujours dans un paysage montagneux. Devant moi se dresse un pan de montagne recouvert de sapins éclairés par le soleil horizontal du matin. Une marge généreuse luminescente les entoure chacun individuellement et laisse l'intérieur sombre. C'est très beau, cela forme comme une forêt de bougies allumées en plein jour. Je me tiens d'une posture droite et digne, et je laisse rouler mon corps, fléchissant les jambes au maximum, contractant mes muscles au minimum, en étant concentré sur le fait de garder mes jambes parallèles et d'appuyer sur les bâtons. Tout en descendant, j'analyse ma démarche, mes mouvements, mes sensations, et teste des variations pour rendre ce déplacement plus fluide, moins énergivore, plus agréable et plus durable, tel un ingénieur de mon propre corps. Cette descente me demande très peu d'effort. Je me sens naviguer avec mon corps sur le sol, tel un bateau sur la mer, ou bien de me laisser rouler comme sur un vélo. J'ai l'impression de conduire mon corps tel un véhicule. Ce véhicule, c'est moi-même. Ce corps n'est pas distant de moi, c'est moi. Et c'est moi, plus que mon corps, qui descends en me laissant aller ainsi, qui traverse les montagnes, les pays et un continent. En voyageant à velo, et j'imagine aussi en bateau, il y a une relation personnelle qui nous nous lie avec notre moyen de transport qui est bien plus qu'un objet. En marchant, il y a aussi une connaissance et un dialogue qui se développe avec ce corps en fonctionnement. Je peux voir ce rapport comme avec un objet qui me sert à marcher, mais même si cela paraît évident, je réalise que c'est bien plus que cela. Cet objet, c'est moi-même. Cette connaissance et ce dialogue, c'est avec moi-même. Et je vois apparaître une sensation lointaine mais comme tout lente et progressive, possible donc, d'unité de mon corps et de mon esprit soit-disant distincts. Un tout qui forme un moi sans distinction, sans hiérarchisation, sans mépris ou négligence, sans oubli. Ressentir, penser, vivre avec mon corps tout entier. Cet horizon est encore flou et très inconnu, mais je sens qu'il existe et souhaite m'y diriger, marcher à sa rencontre, pour mon bien.

Au bout de cette descente je rejoins la piste cyclable que j'avais laissée il y a trois jours. Je finis cette journée par une dizaine de kilomètres de plat dans la vallée habitée, en longeant la rivière Adda en compagnie de quelques cyclistes qui me doublent. J'écoute un album de Moondog dont la musique, tout comme la marche, est pure, simple, et profondément belle. J'arrive à Belladore où je retrouve mon ami Mathéou avec qui j'avais marché dans la Sierra de Gredos en Espagne, venu me rejoindre une seconde fois pour marcher une dizaine de jours ensemble.

Après trois jours sur une piste cyclable en fond de vallée, il est bon de me retrouver et de marcher à nouveau en montagne
Après trois jours sur une piste cyclable en fond de vallée, il est bon de me retrouver et de marcher à nouveau en montagne
Une de mes plus belles soirées en bivouac avec ce spectacle qui m'est offert tout autour de moi.
Une de mes plus belles soirées en bivouac avec ce spectacle qui m'est offert tout autour de moi.
Levé avant le soleil au-dessus d'une mer de nuages.
Levé avant le soleil au-dessus d'une mer de nuages.
Bivacco en vue !
Bivacco en vue !
Lorsque le ciel est clair je regarde toujours les étoiles et quelques étoiles filantes avant d'aller dormir.
Lorsque le ciel est clair je regarde toujours les étoiles et quelques étoiles filantes avant d'aller dormir.
Commentaires