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L'improbable voyage à vélo de Besançon au cap Nord en 2022.

(réalisé)
     
À Caroline ma fille et à Gaël mon petit-fils,     
  
De Besançon au cap Nord… Chiche !
 

Besançon – le cap Nord…
   Partir en solitaire, un défi pour un si long voyage à vélo !
  Il faut donc relever la bravade par un premier coup de pédale. Mes premiers voyages de cinq-cents kilomètres, qu’aujourd’hui je considère comme de courtes distances, m’ont fait découvrir ce qui m’apportait de l’étonnement, de multiples surprises et surtout, ce qui me procurait un véritable sentiment de liberté. Au fur et à mesure, j’ai allongé ces dernières années mes périples avec parfois une impression de frustration. À mon retour, ce n’était jamais assez…
   Celui-ci sera le plus long, le plus ambitieux que j’aurai entrepris ! 
  Toutes mes pérégrinations à vélo ont été l’occasion de faire des rencontres magiques, de découvrir des paysages magnifiques, de vivre des surprises émouvantes. Quand je pédale, j’éprouve un grand sentiment de liberté. Je deviens philosophe, poète, artiste.
   Je partage mes réflexions et mes sentiments, mes efforts aussi, avec les cyclotouristes qui m’accompagnent quelquefois sur des dizaines de kilomètres. Certains me disent que croiser une dame de mon âge, j’ai soixante-huit ans, seule, à vélo, partant si loin, les aide et les motive. Moi aussi je suis très enthousiaste et je continue, le nez au vent et les sourires dans mon baluchon. 
   Mais le plus amusant et flatteur aussi, je l’avoue, c’est de lire dans le regard de certains l’étonnement, l’admiration et le respect. Parfois même, on me perçoit comme une personne « perchée à l’âme romantique ». Mais tous font preuve d’humanité. Ils sont accueillants, aimables, généreux et surtout émerveillés !
   Certaines amies m’ont attribué le terme de « jeunior ». D’autres sont subjuguées. Rares sont celles qui me regardent d’un air circonspect voire dubitatif. Ma fille Caroline, qui sait que je ne suis pas une personne éthérée et que je n’outrepasserai pas mes capacités physiques, me fait confiance et c’est important. De cette façon, je pars tranquille pour ce long voyage, l’esprit léger.
   Quant à Gaël, mon petit-fils, adepte de cyclotourisme depuis nos échappées complices, il sera penché sur les cartes, à tracer mon parcours et à dessiner des campings et des restaurants.
   Mais je sais qu’au fond de lui, il aimerait partir avec moi pour pouvoir cueillir les cadeaux comme autant de fleurs magiques parce qu’il est sûr que je vais rencontrer le père Noël au cap Nord !
   Enfin, pour mon retour, fin août 2022, lorsque je prendrai l’avion à Alta en Norvège, mes sacoches, mon cœur, ma tête, mes jambes aussi, seront sans doute pleins de souvenirs, de rencontres, de paysages, de saines fatigues qui me rendront heureuse et fière d’avoir fait ce que j’aurai fait en trois mois. 
vélo de randonnée
Quand : 15/05/22
Durée : 94 jours
Distance globale : 5638km
Dénivelées : +26238m / -26332m
Alti min/max : -1m/488m
Carnet publié par Jacqueline25 le 09 mai 2022
modifié le 14 avr. 2023
5833 lecteur(s) -
Vue d'ensemble

Le topo : Section 17. Du 27 juillet au 31 j.. (mise à jour : 05 janv.)

Distance section : 391km
Dénivelées section : +1706m / -1700m
Section Alti min/max : 0m/294m

Description :

Ørsvåg / Svolvær / Eidet / Fiskebøl / Stokmarknes / Ytre Eidsfjord / Sortland / Meby / Å / Åberget / Stave

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Le compte-rendu : Section 17. Du 27 juillet au 31 j.. (mise à jour : 05 janv.)

Jeudi 28 juillet – 75e jour
Ørsvåg / Svolvær / Eidet / Fiskebøl / Stokmarknes – 70 km

T’as meilleur temps !


   Le soleil resplendira, équivaut-il à ne pas pleuvoir ? 

   Ce matin, la pluie mouille toutes mes affaires avant que je ne puisse refermer mes sacoches.
   Par chance, cela s’arrange, je ne suis pas obligée de revêtir mon habit de pluie. Mais le soleil reste invisible.
   J’arrive rapidement à la ville de Svolvær et m’achète, cette fois-ci, une canne à pêche bien robuste, ce qui me prend du temps. Je n’ai donc plus à me poser la question de prendre ou non l’express côtier, recommandé par Franck le Canadien, car le bateau est déjà parti. En effet, peu après Svolvær, l’Hurtigruten passe dans un détroit du fjord, juste assez large pour son passage, dont les falaises tombent d’un à pic imposant.
   En me promenant sur la place de la petite ville, une jeune femme m’accoste en m’appelant « Rafael ! » Je comprends qu’elle a rencontré les deux Espagnols. Ils sont passés hier dans la ville. Ils lui ont montré une photo de moi et de mon équipement. 
   Isabelle est Suédoise. Pour l’instant, elle vend des pulls norvégiens et tient la toute petite cabane de tickets pour la visite des fjords. Elle a le calme, la douceur et la délicatesse des gens des pays nordiques. 
   Son projet est de partir à vélo en Sibérie ou en Italie. Deux intentions fort différentes. Elle inspecte ma bicyclette, prend des photos de ma sacoche transversale et de ses fixations, de mes éclairages. Ma super lampe puissante l’intéresse ! Elle vérifie le système d’accrochage de mon support de drapeaux… 
   Pour finir je lui achète un pull norvégien pour Gaël que j’envoie par la Poste. 
   Gaël ne recevra jamais ce pull, ni les livres sur les Vikings, ni les bonbons...
   Il est presque midi lorsque je repars, je ne suis donc pas près d’arriver, car mon étape est longue. Avant deux tunnels je m’arrête pour allumer tous mes éclairages. Un couple de Français dans un camping-car stationné sur le bas-côté de la route, en profite pour m’offrir un morceau de cake et n’en reviennent pas de mes prouesses de cyclo-voyageuse. Je crains de devenir présomptueuse ! 
   Je dis souvent que si je le fais tout le monde le peut. Mais… il faut un sacré culot malgré tout, surtout en alignant les paramètres : femme, à vélo, seule et âgée ! Il est nécessaire d’avoir intégré une bonne dose d’autonomie physique, psychologique, économique, sociale… et de pouvoir décider de l’organisation de sa vie en toute indépendance.
   L’éducation que j’ai reçue il y a bien longtemps, dans les années cinquante, a été vraisemblablement à l’origine de mes facultés à agir librement. Ma mère, coincée à la maison avec sa ribambelle d’enfants, regardait du côté de Colette, sa seule sœur, célibataire, sans enfant et homosexuelle. Certes on lui connaissait des amants. Mais surtout on ne parlait pas de ces choses-là à cette époque dans le Haut-Doubs. Fort heureusement aujourd’hui, on y célèbre des mariages pour tous.    
   Quant à mon père, derrière son autorité, il abritait un être d’une grande sensibilité. Il a frôlé la mort à de nombreuses reprises, lors de son emprisonnement dans un camp de travail en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale, lors de son travail dangereux qui parfois se déroulait sur les toits, sans aucune garantie pour la sécurité des travailleurs à ce moment-là. Il nous a mis à l’abri dans la maison construite de ses propres mains. Sur notre insistance, il nous racontait sa vie parfois dramatique, parfois rocambolesque. Il était satisfait que ses enfants puissent se développer hors du besoin. Mes deux parents ont dû grandement contribuer à notre libre arbitre. 
   Colette a aussi apporté sa part. J’ai beaucoup appris d’elle. Je me souviens… elle me disait fréquemment : « Je sais que tu te débrouilleras dans la vie… je ne me fais pas de souci pour toi ». 
   Je laisse se dissiper mes pensées et peu après j’accède à un belvédère d’où la vue est belle et s’étend au loin. Il domine un village et s’atteint, non pas par des escaliers de Sherpas mais simplement par quelques rampes d’escaliers en bois, bien intégrées dans le paysage.
   S’ensuit une longue conversation avec Jean-Marc, rencontré sur le parking. 
   Parti début mai de Haute-Savoie en camping-car, il est passé par la Suède, le cap Nord… Il redescend et pense terminer son voyage en décembre. Pour lui, savoyard, les paysages du cap Nord sont extraordinaires. C’est un environnement surprenant, hors du commun.
    Il me dit que les cyclo-voyageurs du cap Nord le fascinent. Les marcheurs, il y en a beaucoup ici, lui disent qu’ils alternent la marche, le train, le bateau, le bus. À chacun son moyen de voyager. Nous, cyclo-voyageurs, avons choisi de braver les éléments à vélo et personnellement, je préfère ; je ne me vois pas marchant sur les routes et les chemins tous les jours, saut de puce après saut de puce.
   Évidemment, nous abandonnons occasionnellement nos vélos, pour quelques exceptions comme la maladie, la fatigue, une blessure, un vélo endommagé, une baisse de moral. 
   Entre nous, on se glorifie de parcourir tous nos kilomètres sur nos bécanes, on a la sensation d’aller au bout de notre projet en n’utilisant au maximum qu’un seul moyen de transport.
   Ewen, qui avait pris le bus, était même prêt à revenir en arrière pour traverser le dangereux tunnel de Leknes lorsque nous lui avons raconté nos frayeurs. Il est remarquable ce garçon, avec ses vieilles sacoches qui prennent l’eau malgré ses housses orangées, ses chaussures qui ne sèchent jamais, ses multiples bouquins qu’il prend le temps de lire, son Guide du routard qu’il connaît par cœur. Il m’a donné un livre d’Olivier Norek dont le papier s’est altéré à force d’avoir été mouillé et séché. J’ai quand même pu le lire !
   Après deux heures d’un très sympathique échange avec Jean-Marc, nous convenons de nous retrouver, à son retour, à la magnifique brasserie du Commerce à Besançon pour partager nos souvenirs de voyage. Je le reverrai en effet. Il assistera à ma première conférence sur mon voyage, quelques mois après mon retour.
   Peu après, je m’arrête pour échanger avec une famille valaisanne (Suisse). Ils sont partis à vélo de Bergen, je n’étais donc pas seule dans le sud ! 
   Après une dizaine de mètres de pédalage, sans avoir eu le temps de m’élancer, un jeune couple à vélo arrive face à moi et crie : « C’est Jacqueline ! » Rebelote je m’arrête. Marion leur a dit la veille qu’ils croiseraient la dame de Besançon, que j’étais facilement repérable. Ils sont originaires de la Côte-d’Or. Ils sont extrêmement agréables. Partis de Tromsø, ils allient le vélo à la randonnée en montagne. Xavier a fabriqué sa sacoche de guidon en bois, légère dit-il, et une sorte de réceptacle triangulaire, en bois aussi, dans le cadre de son vélo. Il y range sa canne à pêche qu’il a achetée ici et, occasionnellement, des bières. Ils sont vraiment marrants et sympathiques. 
   Xavier dit que parfois il en marre de faire du vélo sous la pluie. Je lui dis qu’ils sont seulement au début de leur voyage, mais qu’après plusieurs milliers de kilomètres, on n’est pas que perchés sur nos vélos. Au cours du voyage, on devient volubiles, on rit pour un rien, on est toujours en mouvement même sous la pluie, on est un brin agité… Anne-Sophie est déjà un peu comme cela, c’est dans sa nature. Ils ont l’air vraiment heureux, ils font plaisir à voir. Là encore, quel bon moment ! Bref, mais intense et réconfortant.
   Je quitte les Lofoten pour l’archipel des Vesterålen. La plupart des camping-cars ont disparu comme par enchantement. Je monte dans un ferry pour rejoindre l’île d’Hadseløya. Puis j’ai vraiment intérêt (j’ai meilleur temps, dirait-on en Suisse et en Franche-Comté) d’éviter toutes les boucles de la petite route côtière et je préfère découvrir l’intérieur de l’île. Ça, bien sûr, si je ne veux pas arriver très tardivement, en tous cas jamais de nuit puisqu’elle n’existe pas actuellement.
   Pas encore devrais-je dire…
   Le camping de Stokmarknes est situé dans une forêt. Les quelques chalets, disposés côte à côte à la lisière du bois, sont tous inoccupés. Les clefs sont suspendues sur un tableau à l’entrée du camping. Il suffit de se servir et de s’installer. 
   Personne, il n’y a personne ! 
   Je n’ai pour compagnie que quelques vaches qui divaguent dans le camping et se régalent des fleurs des jardinières. 
   La gérante passera en soirée.
   Je suis bien ici ! Tout est calme, reposant… 
   Je ferai une pause demain pour inaugurer ma nouvelle canne à pêche.
La cathédrale de Kabelvag
La cathédrale de Kabelvag
Isabelle et moi.
Isabelle et moi.
Je suis ravie de Madauphine.
Je suis ravie de Madauphine.
Xavier et Anne-Sophie
Xavier et Anne-Sophie
Camping Stokmarknes
Camping Stokmarknes
Vendredi 29 juillet – 76e jour
Stokmarknes – 50 km

Une pêche infructueuse

   Au saut du lit, je prépare ma canne à pêche. Je m’évertue à faire le nœud pour attacher l’hameçon, puis je referme ma canne télescopique. Je n’arrive pas à bloquer le fil dans la minuscule encoche prévue à cet effet. Ma loupe de voyage me fait défaut, je l’ai renvoyée par la Poste avec mes autres affaires en surplus. Ce n’est pas une bonne idée d’avoir attaché l’hameçon à l’avance. Après bien des manipulations, le fil s’emmêle et je dois en couper plusieurs mètres. 

   Me voici donc partie à la recherche d’un endroit propice pour cette pêche, qui je l’espère, sera miraculeuse. 
   Je traverse le village de Stokmarknes, très agréable, bien vivant. La petite rue centrale est bordée de boutiques dont les portes sont ouvertes, on entre, on sort. Un magasin de décoration présente de jolis objets et surtout… mon regard est attiré par une boulangerie avec terrasse, ce n’est donc pas à rater ! Je ne la rate pas.
   Une esthéticienne propose des massages. Si elle avait eu de la place j’aurais abandonné l’idée de la pêche. 
   Je fais de nombreux kilomètres à vélo sur la petite route côtière que j’aurais dû prendre la veille. Ici, pour que ça morde, il faut de la profondeur et ce n’est que depuis les rochers que l’on peut pêcher. Je fais quelques tentatives mais je crains de me tordre la cheville dans les cailloux, de tomber des rochers. Dépitée, je rebrousse chemin. Deux dames me rassurent en me disant qu’il est impossible de pêcher depuis la côte. 
   L’Hurtigrutenmuseet (musée des express côtiers), installé dans un gigantesque bâtiment moderne, est fermé à mon retour. J’avise un pub, un bar de pêcheurs hors du temps, le Rødbrygga, avec des terrasses devant et derrière, offrant une magnifique vue sur un bras de mer.  La maison peinte en rouge, semble toute petite, coincée entre le musée et un autre bâtiment moderne. Plusieurs pièces, bar, salons, sont plongées dans l’obscurité malgré les fenêtres et l’éclairage. On peut néanmoins distinguer d’innombrables objets posés sur les tablettes des fenêtres, accrochés au mur et au plafond, une véritable brocante. J’ai toujours préféré être à l’intérieur des cafés ou des restaurants. Je peux ainsi observer l’architecture intérieure, l’agencement, la décoration, le personnel… Des retraités jouent aux cartes près de moi. Dans ce nord de la Norvège, le langage semble différent, les tonalités sont particulières, plus rauques, sans doute une langue same. 
   J’apprends que Madrugada, le groupe rock romantique à la voix du chanteur suffisamment chaude pour réchauffer les nuits sans fin d’hiver, est originaire du village. J’écoutais ce groupe dans les années deux-mille. Quel bon souvenir !  
   Les murs et le plafond d’un des salons sont totalement recouverts de maillots de foot de l’équipe de Manchester siglé AIG, de banderoles de Southampton, de Manchester, de Liverpool, de Tottenham et de Solskjær qui est un joueur de foot norvégien des années soixante-dix. Sur l’une de ces banderoles, je peux lire « Aller les Rouges » en français. Je me demande qui étaient ces Rouges ? Un grand écran de télévision parachève la décoration. Je m’imagine bien enfoncée dans l’un des fauteuils bleus, à vivre l’euphorie des spectateurs lors de la retransmission d’un match de foot, et siroter l’une des nombreuses bières du pub…
   Je n’ai plus de nouvelles des garçons. J’apprendrai plus tard qu’Emiel a un logiciel lui indiquant exactement les endroits depuis lesquels on peut pêcher. Ce n’était donc qu’une illusion d’avoir pensé manger les fruits de ma pêche, mais je n’ai que l’embarras du choix à Stokmarknes ; Spar, ExtraX, Coop, Joker… ils sont presque tous là ! Je ne vois jamais grand monde dans ces supermarchés. Je comprends que les cyclotouristes puissent faire des affaires en récupérant les aliments dans les conteneurs-poubelles.
   Je rejoins mon petit camping silencieux et reposant, niché dans son écrin de verdure. 
   Radia me téléphone, elle est repartie seule d’Oslo pour son voyage de retour. Actuellement elle est en Belgique dans un camping bondé dans lequel il y aura la fête ce soir. 
    Elle aurait préféré la sérénité et la magie forestières du mien !
Stokmarknes
Stokmarknes
Pub de Stokmarknes.
Pub de Stokmarknes.
Pub de Stokmarknes.
Pub de Stokmarknes.
Samedi 30 juillet – 77e jour
Stokmarknes / Ytre Eidsfjord / Sortland – 65 km


Pédaler et se souvenir
   À la sortie de Stokmarknes, je franchis un pont, le Børøybrua, magnifique ouvrage d’art dit non courant, car long de trois-cent-trente-six mètres. Il monte, il redescend, il tourne. Il me conduit sur la petite île de Børøya. Je la traverse. Puis c’est l’Hadselbrua, très long pont dit exceptionnel, car long de mille-onze mètres, qui m’amène sur l’île de Langøya. C’est enthousiasmant de traverser une île, d’en rejoindre une autre, puis encore une autre. J’ai la sensation de danser sur de la dentelle.
   Il n’y a pas de vent. Le soleil resplendit, l’eau des fjords est d’un bleu intense, miroitant au soleil. Les épilobes sauvages en épis sur leurs hautes tiges m’offrent leurs magnifiques et lumineuses fleurs pourpres. La campagne norvégienne présente ses maisons isolées, toujours parfaitement entretenues, et marquent le paysage de taches orangées, blanches, rouges, bleu Majorelle, bleu ciel, parfois noires. Les couleurs traditionnelles de l’habitat ne sont plus respectées dans le nord de la Norvège, hormis bien sûr pour le corps de ferme qui a gardé sa couleur rouge. J’imagine comme notre regard doit s’éparpiller au gré des taches colorées dans un paysage de neige, comme cela doit être magnifique l’hiver. J’aime la neige… je reviendrai ici en hiver. De même que quand ils arrivent, j’aime la pluie, le froid et la nuit, je pense que je serais subjuguée par les aurores boréales.
   Depuis un mois que je pédale en Norvège, c’est le premier jour où il fait réellement beau. Vraiment beau ! 
   Les ponts ! J’aime les ponts ! Ils me font penser à Vittorio, mon père qui aurait su construire les superbes ponts norvégiens. C’était aussi un passionné de vélo. Je pense qu’il connaissait Jostein Wilmann qui a révisé mon vélo peu avant Trondheim. Il connaissait tous les cyclistes des années quatre-vingts. Mais j’ai oublié de lui demander s’il savait faire du vélo… je crois que non !  Ma mère, si elle avait vécu une génération après la sienne, si elle avait pu se détacher de son éducation stricte de fille aurait été une aventurière. Elle portait en germe un esprit de liberté. Elle était de tout cœur avec mes extravagances. Elle ne se faisait pas de souci pour moi. Quant à mon père, son esprit tourmenté m’obligeait à lui cacher mes activités qu’il considérait comme déraisonnables.
   Je pense souvent à Claude, comme aujourd’hui en gravissant le pont. La belle, la pétillante, la soyeuse Claude. Sa place est toujours à mes côtés. Elle me manque toujours autant et parfois les larmes me montent aux yeux. Les émotions sont exacerbées, dopée comme je suis. Je pense à Gaël et Caroline. Ils me manquent évidemment mais ils sont en vie, ils vont bien. Lorsque je rentrerai, si je rentre à la date prévue ils seront en vacances au bord de l’Atlantique. Je ne suis donc pas pressée. Je suis libre, personne ne m’attend.
   Et voilà ! Mes pensées me transportent et me permettent d’atteindre en pédalant le haut des ponts sans difficulté.
   Je suis ravie de ce voyage. Je pense que j’ai une chance inouïe d’avoir encore le physique, de découvrir le monde, d’être capable de voyager seule, de n’avoir peur de presque rien, hormis des tunnels norvégiens et des animaux, de faire tant de belles rencontres exceptionnelles avec les cyclo-voyageurs, avec les « fadas » du cap Nord et avec les habitants des différents pays traversés.
   Voyager et encore plus que tout à vélo, me permet de m’imprégner de la vie du lieu m’englobant. Je me sens une âme d’aventurière, je cultive la curiosité, je débride le champ de mes perceptions, j’ouvre ma conscience. Je me laisse surprendre par des choses bien souvent inconnues de moi.
   Quand je voyage, je fais bouger les lignes de ma zone de confort. Je ne me sens plus freinée par des conventions, je communique avec les autres, je renforce mes connaissances… Je ne saute pas sans filet, même si certaines situations peuvent être de prime abord difficiles à gérer. 
   Et enfin, avec l’ensemble de toutes mes découvertes je vais modifier mes points de vue. 
   Après ces considérations, je perçois la vie m’entourant. Ils sont bien là les Norvégiens ! Je le constate aujourd’hui ! Ils ne sont plus claquemurés, calfeutrés dans leurs maisons par le froid et la pluie de ces dernières semaines. On fait diversion, nous les cyclistes, pédalant pour rallier le cap Nord ! Ils sont sur leur balcon, torse nu ou en maillot de bain, ils me font signe, me font le remarquable geste avec le pouce. Décidément ! Comme me disait Gauthier, « Tu es une star ! »
    Je ne vois que rarement d’enfants norvégiens. Il y a peu de trafic sur cette petite route côtière. Aujourd’hui, je distingue les passagers des véhicules, ils me font signe ce que je ne percevais pas les jours précédents. En effet, l’habitacle était trop sombre sous le ciel gris. Ils devaient me trouver bien ingrate de ne pas répondre à leurs gestes de sympathie.
   Ce samedi, j’ai mon petit espace de gloire dans l’Est Républicain, quotidien régional de Franche-Comté. L’article relate mon passage du cercle polaire arctique. Lorsque José, le journaliste, m’avait reçue avant mon départ dans son magnifique manoir du dix-neuvième siècle, il m’avait déclaré que j’avais plutôt l’air d’une bibliothécaire ou d’une galeriste, mais pas d’une cycliste ! Mais au bout de tant de kilomètres à vélo, il faut que je sois sportive, même si je n’en ai pas le profil. 
   Je suis l’unique femme de cet âge, seule de surcroît, dans cette aventure du cap Nord à vélo. Les jeunes cyclos rencontrés n’ont de cesse de parler de moi. Marine m’a filmée pour inciter sa grand-mère surnommée « Mamie-Longo » à faire du cyclotourisme.  Les parents de mes jeunes coéquipiers se font du souci pour leurs enfants. Quant à moi, c’est ma fille qui s’alarme, mais fort heureusement ses craintes se sont dissipées au fur et à mesure de mes voyages et de l’avancée de celui-ci, le plus long. 
   J’ai tracé mon parcours sur une immense carte d’Europe. Gaël, mon petit-fils, colle une gommette à chacune de mes étapes sous le contrôle de sa maman Caroline. J’ai construit cet outil pour bâtir une approche géographique dans l’esprit de Gaël et aussi en guise de géolocalisation si toutefois il m’arrivait « quelque chose ». Mais cela est devenu inutile. Peu à peu les inquiétudes de Caroline se sont transformées en fierté d’avoir une mère partie au cap Nord à vélo.
   Ma famille ne m’a pas fait part d’appréhension. Bien au contraire, j’ai pu lire en elle un profond assentiment. Il faut dire que j’avais ajusté mes voyages en la compagnie d’Alain, mon compagnon de route des premiers périples. Elle s’est accoutumée. Puis j’ai ressenti l’appel du large et je suis partie seule. En revanche, j’ai dû faire face aux craintes manifestées par certaines de mes amies. Ces appréhensions convergeaient essentiellement sur les agressions envers les femmes mais étaient difficilement explicitées. Lorsque je demanderai en quoi consistaient réellement leurs inquiétudes, l’une me répondra « Mais enfin ! Du vilain méchant loup ! »
   Personne n’a fait allusion au danger de la route avec sa cohorte de voitures, de camions, de bus et surtout de camping-cars. Pourtant c’est à ce niveau que réside un véritable péril. 
   Personne ne sait non plus que les chiens attaquent les cyclos. Mais pour ce voyage-ci ce n’est pas un souci, je ne croise pas de chiens.
   Seuls les cyclotouristes m’ont parlé de la dangerosité des tunnels, puisqu’ils l’avaient expérimentée et de la difficulté à monter les montagnes norvégiennes. Est-ce que c’est parce que je suis une femme ? et que l’on mettrait en doute les capacités physiques féminines ? Je ne suis pas une spécialiste des montées, mais j’ai fait quelques progrès à cet endroit.
   De façon générale une cycliste, une footballeuse, une lanceuse de poids… n’a pas une grande place dans l’imaginaire collectif. Si Marinette Pichon a été une icône du football féminin, son nom ne me paraît pas avoir été enregistré dans les esprits. Le Tour de France Femmes a été créé seulement en 2022, et il ne provoque pas l’engouement du Tour de France, celui des hommes, que l’on ne qualifie pas de masculin. A contrario, chacun a entendu parler de Jeannie Longo, soixante-quatre ans. Il fallait bien parler de son palmarès unique avec tous les titres remportés au cours de sa vie de cycliste qui n’est pas encore à son terme.
   Cependant, je pense que les sportives femmes ne suscitent que peu d’engouement, à l’image des athlètes des Jeux paralympiques.
   Quant à moi, modeste sportive, anonyme mais néanmoins adulée par mon cercle restreint de connaissances, je suis proche de mon but et tout va bien ! Et je suis ravie de pouvoir profiter de la vie de la sorte. Même si le vélo c’est difficile !
   Je m’arrête à Sortland. Sur la place centrale se dresse une statue en bronze de Kjetil Paulsen. Pendant trente ans il fut le balayeur de la ville. Il a pris sa retraite en 2006. Les habitants l’adoraient et ils lui ont rendu hommage par cette sculpture. Il faut être norvégien pour un tel geste. Bravo à eux !
   Lorsque j’arrive au camping en haut de la ville, j’ai une belle surprise. Pour trois fois rien, le patron m’installe dans un spacieux chalet dans lequel il ne manque rien. Tout est neuf. Une télévision a trouvé son emplacement dans un coin du salon. Thé et café sont même à ma disposition. Pour la première fois, les fenêtres sont munies de beaux rideaux damassés ne laissant pas la clarté de la nuit pénétrer. 
   Un réveil nocturne est le bienvenu. Il faut bien un bénéfice secondaire ! Je sors du chalet. La beauté est éclatante en ce milieu de nuit. Un artiste a dû se mettre à l’œuvre et peindre le ciel et le fjord en jaune, en orangé. Les montagnes au loin ainsi que le feuillage de l’arbre à proximité sont dignes d’estampes japonaises. Voilà comment on peut accueillir avec béatitude une partie de nuit éveillée !  




À la sortie de Stokmarknes.
À la sortie de Stokmarknes.
Musée Hutigruten
Musée Hutigruten
Camping de Sortland
Camping de Sortland
Camping de Sortland
Camping de Sortland
C’était parfait.
C’était parfait.
À trois heures du matin.
À trois heures du matin.
Camping de Sortland.
Camping de Sortland.
Dimanche 31 juillet – 78e jour
Sortland / Meby / Å / Åberget / Stave – 95 km

Elle gisait au bas de la digue

   Je quitte le confort du charmant chalet. C’est toujours avec plaisir et allégresse que j’emprunte les ponts. À mon grand ravissement, plusieurs m’attendent à la sortie de Sortland pour atteindre l’île d’Andøya. 
   Puis dans la matinée, je vois l’Andøybrua au loin. Il est magnifique. Sa courbe ascendante et descendante est extravagante. Je replonge dans mes pensées et j’en sors brusquement. Mais qu’est-ce qui s’est érigé face à moi ? Un mur ? Une piste de saut à ski ? Non c’est lui ! C’est le pont que je voyais au loin. Une voiture se découpe dans le ciel à son sommet… Mama Mia ! il faut que j’y arrive… L’obstacle semble insurmontable. Je ne dois plus penser au pont. Je dois me concentrer sur autre chose. Je dois faire fi de mes difficultés.
   Je pense aux Sherpas. Me revient en mémoire une lecture. 
   Geirr Vetti, soixante ans, un ancien fermier voulait daller un escalier près de sa ferme à Skjolden, au fond du Sognefjord. Il y a maintenant deux décennies, il avait pensé à faire venir un Sherpa dont il avait repéré le nom dans un compte rendu d’expédition sur l’Everest. C’est ainsi que Nima Nuru vint en 2001. Par la suite, avec d’autre Sherpas, cent-vingt, ils construisirent de nombreux escaliers de larges dalles. Plus de trois-cents. L’argent gagné est investi au pays pour améliorer la santé et le bien-être social de la communauté ; hôpitaux, écoles, puits.
   J’ai traversé le Sognefjord au nord de Bergen, c’était encore lorsque je doutais d’arriver au cap Nord. Si j’avais su, je serais allée voir le premier escalier de Nima. Pour Geirr, « les escaliers représentent un idéal de liberté, une façon de rappeler que la Norvège est, avant tout, un pays obsédé par la nature ». 
   Quelle chance pour moi, j’ai gravi l’un d’eux à Reine !
   J’ai un bon moment pour me souvenir de cette histoire et c’est une belle victoire. En effet, sans penser à la difficulté de cette redoutable escalade à vélo, je suis arrivée au sommet… du pont ! sans poser le pied par terre.
   Tout est calme dans cette campagne. C’est dimanche et les Norvégiens sont toujours sur leur balcon pour se faire bronzer. Je photographie des paysages mais il manque des personnages. Mes photos n’ont plus d’âme. Je dois me passer des pitreries, de la bonne humeur, de la joie de vivre des garçons.
   Je fais un selfie… ce n’est pas une grande réussite. J’entends un bruit feutré, je me retourne. Mon vélo qui était à quelques dizaines de mètres a disparu ! Je l’avais posé sur sa béquille au bord de la route, en vérifiant comme d’habitude sa stabilité. Je m’approche de son emplacement initial et je vois ma chère bicyclette, ma compagne de voyage qui n’a jamais faibli durant ces milliers de kilomètres, gisant la tête la première en bas de la digue. 
   Bon ! Comment vais-je faire pour la sortir de ce mauvais pas, elle est si lourde.
   Les quelques voitures et camping-cars passant sur la route, ne s’arrêtent pas, m’ignorant impitoyablement, infiniment insensibles. Je me sens un peu ridicule. Je retire l’ensemble des sacoches et c’est avec toutes les peines du monde que j’extirpe, de ce fossé bien pentu au sol meuble, ma bicyclette et tout son attirail. Pas de casse ! Ouf !
   Rafael et Juan Carlos comptent environ deux étapes d’avance sur moi. Les trois garçons, Emiel, Youn et Ewen sont ensemble et derrière moi. Stéphane aussi est derrière. Marion, Gauthier, Marine et Damien sont devant, ils ont quelques étapes d’avance. Je ne sais pas où sont Joris et Sarah. Rupert et Paul sont, très certainement, devant.
   Je suis redevenue une sorte de louve solitaire. Mes vêtements se sont ternis au soleil et à la pluie et quelques taches de cambouis sont tenaces. Mon casque a perdu son éclat. Mes sacoches, neuves au départ, ont bien vécu durant ce long voyage, elles ont perdu leur propreté. Mes cheveux ne sont plus domptables, lorsque j’enlève mon casque ils se dressent sur ma tête. Quelle allure ! J’ai aussi deux sillons au niveau du cuir chevelu où repose mon casque. 
   Youn avec ses cheveux frisés semble toujours à peu près bien coiffé. Emiel et ses cheveux blonds, mi-longs, semble sortir de chez le coiffeur quotidiennement. Quant à Ewen, il est un peu comme moi, mais en pire, avec des cheveux trop longs, emmêlés et partant dans tous les sens, mais il a la jeunesse pour lui. Il est le seul à ne pas porter de casque.
   En fin de journée, je dévie de ma route et je pars à Å, village à l’est de l’île pour rejoindre un camping indiqué sur ma carte. Mais il est fermé. Je dois donc traverser l’île d’est en ouest pour un autre camping à vingt-cinq kilomètres de distance. Il est tard ! C’est trop loin ! De chaque côté de la petite route s’étendent des champs couverts de saladelle. C’est un tapis dense, fait de petits bouquets serrés et piquants. J’abandonne l’idée du camping sauvage. Après une dizaine de kilomètres, je quitte cette lande austère pour rejoindre la route côtière.
   Je redouble de tonicité pour arriver enfin à un autre camping. À gauche de la route quelques camping-cars sont alignés face à la mer bordée d’une magnifique plage de sable blanc. De l’autre côté un immense champ vallonné est occupé par quelques petits chalets disposés en arc de cercle et de l’espace en veux-tu en voilà. C’est là, dans le camping de la petite localité de Stave que je décide de planter ma tente. 
   Non loin, je remarque quelques mini-volcans qui m’intriguent. Après une bonne observation je m’aperçois que le dessus forme un cratère occupé par un grand bac circulaire. Ce sont des spas de plein air, avec vue sur la mer. Il vaut mieux que je les évite. Parfois, lors de mes périples à vélo, je suis atteinte d’œdèmes périphériques des ultracyclistes (gonflement des mains, des pieds, des chevilles, des membres mais aussi du visage ou des paupières). Mais je n’ai pas de signes depuis mon départ. L’alternance vélo et marche contribue vraisemblablement à éviter ce problème.
   L’ensemble champ, chalets, tentes, spas, sable blanc, cafétéria et un magnifique coucher de soleil pour couronner le tout, offre un cadre tout à fait séduisant. 
Commentaires
Mouette77703 - 29 juil. 2022
4 messages
Trop chouette ! Que de rencontres dis donc tu ne vas pas avancer à force ‘ plus ça va plus on est nombreux à parler de Jacqueline en plus 😂😂 Marine et Damien

Ouders Emiel - 30 juil. 2022
1 messages
Beste Jacqueline,
Met veel plezier en bewondering lezen wij jouw reisverhalen. Wat een prachtige tocht en veel respect om zo'n avontuur aan te gaan.
Wij vinden het ook erg leuk dat je onze zoon Emiel hebt ontmoet en zijn geroerd door jouw lieve woorden.
Met jouw reisverslag zien we ook nog eens heel veel meer foto's van onze zoon en zijn fietsvrienden.

Wij wensen jou nog een heel goede reis toe naar de Noordkaap.
Met vriendelijke groeten,
De ouders van Emiel. (Nederland).

Jacqueline25 - 31 juil. 2022
16 messages
Beste ouders van Emiel,
Bedankt voor je bericht dat me diep heeft geraakt.
Ik hervatte mijn solo-reis een paar dagen geleden. De drie jongens vormen een uitstekend trio. Ze tonen levendigheid, ze zijn vol leven en gelukkig. Ze hebben mijn dagen met hen enorm opgefleurd.
Met alle respect,
Jacqueline